Port Tarascon Livre III
LIVRE TROISIEME
Chapitre Ι
De la réception que les Anglais firent à Tartarin à bord du " Tomahawk ". -
Derniers adieux à l'ile de Port Tarascon. -- Conversation du Gouverneur sur le tillac avec son petit Las Cases. - Costecalde est retrouvé. - La dame du commodore. - Tartarin tire sa première baleine.
La dignité d'attitude de Tartarin, Iorsqu'il monta sur le pont du Tomahawk, impressionna fort les Anglais, saisis surtout par le grand cordon de l'Ordre, rose avec la Tarasque brodée, dont le Gouverneur s'écharpait comme d'un symbole maçonnique, et aussi par le manteau rouge et noir de grand de première classe qui enveloppait Pascalon de la tête aux pieds.
Les Anglais ont en effet, par-dessus tout, le respect de la hiérarchie, dufonctionnarisme et du maboulisme (de maboul, en langue arabe l'innocent, le bon toqué).
A la coupée du navire, Tartarin fut reçu par l'officier de service et conduit dans une cabine des premières avec les plus grands égards. Pascalon le suivit, bien récompensé de son dévouement, Car on lui donna la chambre à côté du Gouverneur, au lieu de le fourrer dans l'entrepont comme les autres Tarasconnais, entassés là en misérable troupeau d'émigrants, et pêle-mêle avec eux tout l'ancien état-major de l'île, ainsi puni de sa faiblesse et de sa lâcheté.
Entre la cabine de Tartarin et celle de son fidèle secrétaire se trouvait un petit salon garni de divans, de panoplies, de plantes exotiques, et une salle à manger où deux blocs de glace, dans des vases d'encoignure, entretenaient une perpétuelle fraîcheur.
Un maître d'hôtel, deux ou trois domestiques, étaient attachés à la personne de Son Excellence, qui acceptait ces honneurs du plus beau sang-froid, et à chaque nouvelle prévenance répondait « Parfaitemain » d'un ton de souverain habitué à tous les respects et à toutes les sollicitudes.
Au moment où on leva l'ancre, Tartarin monta sur le pont, malgré la pluie, pour dire un dernier adieu à son île.
Elle lui apparut confusément, dans le brouillard, assez distincte cependant à travers ce voile gris pour qu'on pût entrevoir le roi Négonko et ses bandits en train de piller la ville, la Résidence, et de danser sur le rivage une farandole effrénée.
Tous les catéchumènes du Père Bataillet, sitôt le missionnaire et les gendarmes partis, retournaient à leur bon instinct, de nature.
Pascalon crut même reconnaître, au milieu des danses, la gracieuse silhouette de Likiriki, mais il n'en dit rien, de peur d'affliger son bon maître, qui semblait du reste fort indifférent à tout cela.
Très calme, les mains au dos, dans une historique et marmoréenne attitude, le héros tarasconnais regardait devant lui sans voir de plus en plus préoccupé des analogies de sa destinée avec celle de Napoléon, s'étonnant de découvrir entre le grand homme et lui mille points de ressemblance, même des faiblesses communes dont il convenait très simplement.
« Ainsi, tenez, disait-il à son petit Las Cases, Napoléon avait des colères terribles; moi de même , surtout dans mon jeune temps... Par exemple, cette fois, au café de la Comédie, où, discutant avec Costecalde, j'envoyai d'un coup de poing sa tasse et la mienne en mille miettes....
- Bonaparte à Léoben !... remarqua timidement Pascalou.
- Tout juste, mon enfant, fit Tartarin avec un bon sourire.
Mais, en y songeant, c'est par l'imagination, leur fougueuse imagination méridionale, que l'Empereur et lui s'étaient le plus ressemblés. Napoléon l'avait grandiose, débordante, à preuve sa campagne d'Égypte, ses courses dans le désert sur un chameau, - encore une similitude frappante, ce chameau, - sa campagne de Russie, son rêve de la conquête des Indes.
Et lui, Tartarin, son existence tout entière n'était-elle pas un rêve fabuleux !... les lions, les nihilistes, la Jungfrau, le gouvernement de cette île à cinq mille lieues de France! Certes il ne contestait pas la supériorité de l'Empereur, à certains points de vue; mais lui, du moins, n'avait pas fait verser le sang, des fleuves de sang! ni terrifié le monde comme l'otre...
Cependant l'île disparaissait au loin, et Tartarin, appuyé contre le bastingage, continuait à parler à haute voix pour la galerie, pour les matelots qui enlevaient les escarbilles tombées sur le pont, pour les officiers de quart qui s'étaient rapprochés.
A la longue, il devenait ennuyeux. PascaIon lui demanda la permission d'aller à l'avant se mêler aux Tarasconnais, dont on apercevait de loin quelques groupes consternés sous la pluie, afin, disait-il, de savoir un peu ce qu'ils pensaient du Gouverneur, surtout dans l'espérance de glisser à sa chère Clorinde quelques mots d'encouragement et de consolation.
Une heure plus tard, en revenant, il trouva Tartarin installé sur le divan du petit salon, à l'aise, en caleçon de flanelle et foulard de tête, comme chez lui à Tarascon, dans sa petite maison du Cours, en train de fumer pipette devant un délicieux sherry-gobbler.
D'une humeur adorable, le maitre demanda:
« Hé bien, qu'est-ce qu'ils vous ont dit de moi, ces braves gens? »
Pascalon ne cacha pas qu'ils lui avaient paru tous « très montés! »
Empilés dans l'entrepont de l'avant comme des bestiaux, mal nourris, durement traités, ils rendaient le Gouverneur responsable de toutes leurs déconvenues.
Mais Tartarin haussa les épaules; il connaissait son peuple, vous pensez bien! Tout cela sècherait au premier matin de soleil.
« Sûr qu'ils ne sont pas méchants, répondit Pascalon, mais c'est ce mauvais gueux de Costecalde qui les excite.
- Costecalde. Comment ça ?... Que parlez-vous de Costecalde? »
Tartarin s'était troublé en entendant ce nom funeste.
Pascalon lui expliqua comment leur ennemi, rencontré et recueilli en mer par le Tomahawk dans un canot où il mourait de faim et de soif, avait traîtreusement signalé la présence d'unecolonie provençale sur territoire anglais, et guidé le navire jusque dans la rade de Port-Tarascon.
Les yeux du Gouverneur étincelèrent
«Ah ! le gueux !... ah ! le forban !... »
Il se calma au récit que lui fit Pascalon des sinistres aventures de l'ancien fonctionnaire et de ses acolytes.
Truphénus noyé !... Les trois autres miliciens, en descendant à terre pour faire de l'eau, pris par les anthropophages !... Barban trouvé mort d'inanition au fond de la barque !... Quant à Rugimabaud, un requin l'avait mangé.
« Ah vaï! un requin !... Dites plutôt cet infâme Costecalde.
- Mais le plus extraordinaire de tout, monsieur le Gouverneur, c'est que Costecalde prétend avoir rencontré en pleine mer, un jour de tempête, sous les éclairs, devinez qui ?...
- Que diable veux-tu que je devine ?
- La Tarasque la mère-grand!
- Quelle imposture I... »
Après tout, qui sait?... Le Tutu-panpan pouvait avoir fait naufrage; ou peut-être qu'un coup de mer avait enlevé la Tarasque amarrée sur le pont....
A ce moment le steward vint présenter le menu à M. le Gouverneur, qui s'attablait quelques instants après, avec son secrétaire, en face d'un excellent dîner au champagne, où figuraient de superbes tranches de saumon, un roastbeef rosé, cuit à miracle, et pour dessert le plus savoureux pudding. Tartarin le trouva si bon qu'il en fit porter une bonne part au Père Bataillet et à Branquebalme; quant à Pascalon, il confectionna quelques sandwichs de saumon qu'il mit de côté. Est-il besoin de dire pour qui, pécaïre!
Dès le deuxième jour de navigation, lorsque l'île ne fut plus en vue, comme si elle eût été au milieu de ces archipels un réservoir isolé de brouillards et de pluie, le beau temps apparut.
Chaque matin, après le déjeuner, Tartarin montait sur le pont et s'installait à une place, toujours la même, pour causer avec Pascalon.
Ainsi Napoléon, à bord du NorthumberIand, avait son poste favori, ce canon auquel il s'appuyait et qu'on appelait le canon de l'Empereur.
Le grand Tarasconnais pensait-il à cela? Cette coïncidence était-elle voulue? Peut-être; mais elle ne doit le diminuer en rien ànos yeux. Est-ce que Napoléon, en se livrant àl'Angleterre, ne songeait pas à Thémistocle, et sans même le dissimuler?
« Je viens comme Thémistocle... » Et qui sait si Thémistocle lui-même, venant s'asseoir au foyer des Perses...? L'humanité est si vieille, si encombrée, si piétinée ! On y marche toujours dans les traces de quelqu'un....
Du reste, les détails que Tartarin donnait àson petit Las Cases ne rappelaient en rien l'existence de Napoléon et lui étaient bien personnels àlui, Tartarin de Tarascon.
C'était son enfance sur le Tour-de-Ville, ses précoces aventures en revenant du cercle, la nuit; tout petit, déjà le goût des armes, des chasses aux grands fauves; et toujours ce bon sens latin qui ne l'abandonnait pas dans les plus folles escapades, cette voix intérieure qui lui disait « Rentre de bonne heure..., ne t'enrhume pas. »
C'était encore, au lointain de sa mémoire, dans une excursion au pont du Gard, une vieille, vieille gitane. lui disant, après avoir regardé les lignes de sa main « Un jour, tuseras roi. » Vous pensez si cet horoscope fit rire tout le monde! Il devait se réaliser pourtant.
Ici le grand homme s'interrompit :
« Je vous jette ces choses, voyez, un peu à la bousculade, comme elles me viennent, mais pour le Mémorial je crois que cela pourra vous être utile....
- Certes » fit Pascalon, qui buvait les paroles de son héros, tandis qu'une demi-douzaine de jeunes midships, groupés autour de Tartarin, écoutaient ses récits, bouche bée.
Mais la plus attentive était la femme du commodore, une toute jeune, dolente et délicate créole, étendue non loin de là sur une chaise longue en bambou, avec des poses abandonnées, la pâleur chaude d'un magnolia, de grands yeux noirs, doux, profonds, pensifs.... Celle-là, oui, s'en abreuvait des histoires de Tartarin.
Tout fier de voir son maître si passionnément écouté, Pascalon le voulait plus glorieux encore, lui faisait raconter ses chasses au lion, son ascension de la Jungfrau, la défense de Pampérigouste. Et le héros, bon enfant comme toujours, prêtant la main à cet innocent compérage, se livrait tout entier, se laissait feuilleter comme un livre, mais un livre à images, illustré par son expressive mimique tarasconnaise et les pan !pan! de ses aventures de chasse.
La créole, frileusement pelotonnée sur sa chaise longue, tressaillait à chaque éclat de voix, et ses émotions se marquaient d'une touche fine, d'une vaporeuse montée de rose sur son teint délicat d'aquarelle.
Quand le mari, le commodore, sorte de Hudson Lowe à museau de fouine méchante, venait la chercher pour la faire rentrer, elle suppliait : « Non, non.., pas encore, » coulant un regard vers le grand homme de Tarascon, qui n'était pas sans l'avoir remarquée non plus et, pour elle, haussait la voix avec quelque chose de plus noble dans l'attitude et dans l'accent.
Quelquefois, en regagnant leur cabine après une de ces séances, il interrogeait Pascalon d'un air négligent :
« Que vous a dit la dame du commodore? Il me semble qu'il était question de moi, hé?...
- Effectivement, maître. Cette personne me disait qu'elle avait déjà beaucoup entendu parler de vous.
- Cela ne m'étonne pas, fit Tartarin simplement, je suis très populaire en Angleterre. »
Encore une analogie avec Napoléon.
Un matin, monté sur le pont de bonne heure, il fut très étonné de ne pas y trouver sa créole comme d'habitude. Sans doute le mauvais temps qu'il faisait ce jour-là, la température un peu vive, les embruns éclaboussant la dunette, ne lui avaient pas permis de sortir, si délicate de santé, si nerveusement impressionnable !
Le pont lui-même et l'équipage semblaient gagnés par l'agitation de la mer.
Une baleine venait d'être signalée, fait assez rare dans ces parages. Elle n'avait pas d'évents, ne lançait pas de jets d'eau; à quoi des matelots prétendaient reconnaître une femelle, d'autres une baleine d'espèce particulière. On n'était pas d'accord.
Comme elle restait sur la route du navire sans s'éloigner, un délégué du carré des élèves alla demander au commandant la permission de la pêcher. Il refusa, mauvais chien comme toujours, sous prétexte qu'on n'avait pas de temps à perdre et donna seulement l'autorisation de tirer à la bête quelques coups de fusil.
Elle se trouvait à deux cent cinquante ou trois cents mètres environ, et tantôt se montrait, tantôt disparaissait, suivant le mouvement de la mer, moutonnante et très lourde, ce qui rendait le tir difficile.
Après quelques coups de feu, dont les gabiers dans les enfléchures annonçaient les résultats, elle n'avait pas encore été touchée, car elle continuait à jouer, à cabrioler au ras de l'eau, et tout le monde regardait, même les Tarasconnais, qui grelottaient là-bas à l'avant, arrosés, trempés, bien plus exposés aux éclaboussures des coups de mer que les gentlemen de l'arrière.
Mêlé aux jeunes officiers, qui essayaient leur adresse, Tartarin jugeait les coups :
« Trop loin! ... trop court!...
- Si vous tiriez, maî... aître? » bèla Pascalon.
Aussitôt, d'un geste vif de jeunesse, un midship se tourna vers Tartarin :
« Voulez-vous, monsieur le Gouverneur? »
Il offrait sa carabine; et ce fut quelque chose, la façon dont Tartarin prit l'arme, la soupesa, l'épaula, tandis que Pascalon demandait, fier et timide :
« Combien comptez-vous pour la baleine?
- je n'ai pas souvent tiré ce gibier-là, répondit le héros, mais il me semble qu'on peut compter dix. »
Il visa, compta dix, tira et rendit la carabine à l'officier.
« Je crois qu'elle en a, dit le midshipman.
- hurrah ! ... criaient les matelots.
- Je le savais, » dit Tartarin, modeste.
Mais à ce moment des hurlements épouvantables remplirent l'air, une bousculade enragée qui fit accourir le commandant, croyant à quelque assaut de son bord par une bande de pirates. Les Tarasconnais de l'avant bondissaient, gesticulaient, vociférant tous ensemble dans le bruit du vent et des vagues.
« La Tarasque.... Il a tiré sur la Tarasque.... Il a tiré sur la mère-grand....
- Outre! que disent-ils donc ? » fit Tartarin, qui pâlissait.
A dix mètres maintenant du navire, la Tarasque de Tarascon, la monstrueuse idole, dressait au-dessus des flots verts son dos squameux, sa tête chimérique au rire féroce et vermillonné, aux yeux sanglants.
Faite de bois très dur, solidement charpentée, elle tenait la lame depuis le jour où, comme on le sut plus tard, un coup de mer l'avait arrachée du pont de Scrapouchinat. Elle roulait au gré de tous les courants marins, luisante, algueuse, coquillageuse, mais sans avarie, échappée aux typhons les plus épouvantables, intacte, indestructible; et sa première, son unique blessure, était celle que Tartarin de Tarascon venait de lui faire....
Lui! à elle!
La cicatrice toute fraîche apparaissait au milieu du front de la pauvre mère-grand!
Un officier anglais s'exclama :
« Regardez donc, lieutenant Shipp, quel drôle d'animal est-ce que cela ?
- C'est la Tarasque, jeune homme, dit Tartarin solennel. C'est l'aïeule, la grand'-mère vénérable de tout bon Tarasconnais. »
L'officier resta stupéfait, et il y avait de quoi, en apprenant que ce monstre bizarre était la grand'mère de l'étrange peuplade noiraude et moustachue, recueillie sur une île sauvage à cinq mille lieues en mer.
Tartarin s'était découvert respectueusement en parlant ainsi, mais déjà la mère-grand était loin, emportée par les courants du Pacifique, où elle doit errer encore, insubmersible épave que les récits des voyageurs, sous le nom de poulpe géant, de serpent de mer, signalent tantôt ici, tantôt là, à la grande terreur des équipages baleiniers.
Aussi longtemps qu'on put la voir, le héros la suivit des yeux, sans mot dire; quand elle ne fut plus qu'un petit point noir à l'horizon blanchissant des flots, alors seulement il murmura d'une voix faible :
« Pascalon, je vous le dis, voilà un coup de fusil qui me portera malheur! »
Et tout le reste du jour il demeura soucieux, plein de remords et de terreur sacrée.
ΙI
Un dîner chez le commodore. - Tartarin esquisse un pas de farandole. - Définition du Tarasconnais par le lieutenant Shipp. - En vue de Gibraltar. - La vengeance de la Tarasque.
On naviguait depuis une semaine, on approchait des côtes parfumées de l'Inde, sous le même ciel laiteux, sur la même mer huileuse et douce qu'au premier voyage, et Tartarin, par une belle après-midi de chaleur et de clarté, faisait la sieste en caleçon dans se chambre, sa bonne grosse tête serrée dans son foulard à pois, dont les bouts, trop longs, se dressaient comme de paisibles oreilles de ruminant.
Tout à coup Fascalon se précipita dans la cabine.
« Hein !... Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce qu'il y a? » demanda brusquement le grand homme en arrachant son serre-tête, car il n'aimait pas qu'on le vit ainsi.
Pascalon répondit, suffoquant, les yeux ronds, bègue plus que jamais :
« Je crois qu'elle en tient.
- Qui ?... La Tarasque?... Hé, coquin de sort ! je ne le sais que trop.
- Non, dit Pascalon, plus bas qu'un souffle, la dame du commodore.
- Pécaïre ! pauvre petite ! encore une !... Mais qui vous fait croire cela? »
Pour toute réponse, Pascalon tendit : un carton imprimé, par lequel lord commodore et lady William Plantagenet priaient Son ExçeIIence le Gouverneur Tartarin et M. Pascaton, directeur du secrétariat, à dîner pour le soir même.
« Oh ! les femmes ! ... les femmes ! ... s'écria Tartarin, car évidemment cette invitation à dîner venait de la femme du commandant; l'idée ne pouvait être du mari, il n'avait pas une tête à invitations.
Puis, s'interrogeant avec gravité :
« Dois-je accepter, pas moins ?... Ma situation de prisonnier de guerre... »
Pascalon, qui savait ses auteurs, rappela qu'à bord du Northumberland Napoléon mangeait à la table de l'amiral.
« Voilà qui me décide, fit aussitôt le Gouverneur.
- Seulement, ajouta Pascalon, l'Empereur se retirait avec les dames dès qu'on apportait les vins.
- Parfaitement, ceci me décide encore plus. Répondez, à la troisième personne, que nous acceptons.
- L'habit, n'est-ce pas, maître?
- Certes. »
Pascalon aurait voulu aussi endosser son manteau de première classe, mais le maître ne fut pas de cet avis; lui-même ne passerait pas le cordon de l'Ordre.
« Ce n'est pas le Gouverneur qu'on invite, dit-il à son secrétaire, c'est Tartarin. Il y a une nuance. »
Ce diable d'homme comprenait tout.
Le dîner fut vraiment princier, servi dans une vaste salle à manger, toute reluisante, richement meublée en thuya et en érable, et pour cloisons, pour plancher, de ces jolies boiseries anglaises, si fines, si minutieuses, dont les minces lamelles semblent s'emboiter comme des joujoux.
Tartarin était assis à la place d'honneur, à la droite de lady William. Peu de monde invité, seulement le lieutenant Shipp et le docteur du bord, qui comprenaient le français. Un domestique en livrée nankin, raide, solennel, se tenait debout derrière chaque convive. Rien de riche comme le service des vins, la massive argenterie aux armes des Plantagenet, et au milieu de la table un magnifique surtout garni des orchidées les plus rares.
Pascalon, très intimidé au milieu de tout ce luxe, bégayait d'autant plus qu'il se trouvait toujours la bouche pleine au moment où on lui adressait la parole. Il admirait l'aisance tranquille de Tartarin en face de ce commodore aux babines de chat-tigre, aux yeux verts striés de sang sous des cils d'albinos. Mais le Tartarin, bon traqueur de fauves, se moquait un peu des chats-tigres, et faisait sa cour à lady Plantagenet avec autant d'empressement et de grâce que si le commodore eût été à cent lieues de là. Milady, de son côté, ne cachait pas sa sympathie pour le héros et le regardait avec des yeux tendres, des yeux extraordinaires.
« Les malheureux ! le mari va tout voir, »se disait à chaque instant Pascalon.
Eh bien, non, le mari ne voyait rien, et semblait lui aussi prendre un plaisir extrême aux récits du grand Tarasconnais.
Sur un désir de lady William, Tartarin conta l'histoire de la Tarasque, sainte Marthe et son ruban bleu; il parla de son peuple, dit la race tarasconnaise, ses traditions, son exode; puis il exposa son gouvernement, ses projets, ses réformes, le nouveau code qu'il préparait. Un code, par exemple, c'était bien la première fois qu'il lui arrivait d'en parler, même à Pascalon; mais sait-on jamais tout ce que roulent ces vastes cervelles de conducteurs de peuples !
Il fut profond, il fut gai, il chanta des airs du pays, Jean de Tarascon pris par les corsaires, ses amours avec la fille du sultan.
Penché vers lady William, de quel vibrant et brûlant « à mi-voix » il lui fredonnait le couplet :
« On dit qu'en étant général d'armée, - la tête enramée - avec du laurier, la fille du roi jolie et luisante, - de lui amoureuse, - un jour lui disait....
La languissante créole, si pâle d'ordinaire, en devenait toute rose.
Puis, la chanson finie, elle voulut savoir ce que c'était que la farandole, cette danse dont les Tarasconnais parlent toujours.
« Oh mon Dieu, c'est bien simple, vous allez voir..., » fit le bon Tartarin.
Et, voulant ménager l'effet pour lui tout seul, il dit à son secrétaire :
« Restez, vous, Pascalon. »
Il s'était levé, il esquissa un pas en le rythmant sur un air de farandole, Ra-pa-taplan, pa-ta-tin, pa-ta-tan... Malheureusement le navire tanguait : il tomba, se releva, toujours de bonne humeur, et fut le premier à rire de sa mésaventure.
Malgré le cant et la discipline, toute la table s'esclaffait, trouvait le Gouverneur délicieux.
Tout à coup les vins apparurent. Aussitôt lady William quitta la salle, et Tartarin, jetant brusquement sa serviette, se retira à son tour sans saluer, sans s'excuser, conformément àla légende napoléonienne.
Les Anglais se regardèrent avec stupeur, échangeant quelques mots à voix basse.
« Son Excellence ne boit jamais de vin..., » dit Pascalon, qui crut devoir expliquer la sortie de son bon maître et prendre la parole à sa place. Il tarasconnait fort agréablement lui aussi .
ΙII
SUITE DU MÉMORIAL DE PASCALON
5 juillet. Prison de Tarascon sur Rhône.
- Je reviens de l'instruction. je sais enfin de quoi l'on nous accuse, le Gouverneur et moi, et pourquoi, brusquement saisis sur le Tomahawk, harponnés en plein bonheur, en plein rêve, comme deux langoustes tirées du fond de l'eau claire, nous fûmes transbordés sur un navirefrançais, ramenés à Marseille, les menottes aux poings, dirigés sur Tarascon et mis au secret dans la prison de la ville.
Nous sommes prévenus d'escroquerie, d'homicide par imprudence et d'infraction aux lois sur l'émigration. Ah! pour sûr que j'ai dû l'enfreindre, la loi sur l'émigration, car c'est la première fois que j'entends son nom, seulement son nom, à cette coquine de loi.
Après deux jours d'incarcération, avec défense absolue de parler à quiconque - c'est ça qui est terrible pour des Tarasconnais, - nous fûmes conduits au palais par-devant le juge d'instruction, M. Bonaric.
Cc magistrat a commencé sa carrière à Tarascon, il y a une dizaine d'années, et me connaissait parfaitement, étant venu plus de cent fois à la pharmacie, où je lui préparais une pommade pour un eczéma chronique qu'il a dessus la joue.
Pas moins qu'il m'a demandé mes nom, prénoms, âge, profession, comme si nous ne nous étions jamais vus. J'ai dû dire tout ce que je savais de l'affaire de Port-Tarascon et parler deux heures durant sans m'arrêter. Son greffier ne pouvait pas me suivre, tant j'allais. Puis, ni bonjour ni bonsoir « Prévenu, vous pouvez vous retirer » .
Dans le corridor du palais de justice, trouvé mon pauvre Gouverneur que je n'avais pas revu depuis le jour de notre incarcération. II m'a paru bien changé.
Au passage, il me serra la main et me fit de sa bonne voix :
« Courage ! enfant. La vérité est comme l'huile, elle remonte toujours dessus. »
Il n a pas pu m'en dire plus, les gendarmes l'entraînaient brutalement.
Des gendarmes, pour lui ! ... Tartarin dans les fers, à Tarascon !... Et cette colère, cette haine de tout un peuple!...
Je les aurai toujours dans l'oreille ces cris de fureur de la populace, ce souffle chaud de rafataille, quand la voiture cellulaire nous a ramenés à la prison, cadenassés chacun dans notre compartiment.
Je ne pouvais rien voir, mais j'entendais autour de nous une grande rumeur de foule.
Aun moment, la voiture s'est arrêtée sur la place du Marché; j'ai reconnu cela à l'odeur qui me venait par les fentes, dans les petites raies de lumière blonde, et c'était comme l'haleine même de la ville, cette odeur de pommes d'amour, d'aubergines, de melons de Cavaillon, et de poivrons rouges et de gros oignons doux. De sentir toutes ces bonnes choses dont je suis privé depuis si longtemps, cela m'agourmandait.
Il y avait tant de monde que nos chevaux ne pouvaient plus avancer. Un Tarascon plein, bondé, à croire que jamais personne n'a été tué, ni noyé , ni dévoré par les anthropophages. Ne m'a-t-il pas semblé reconnaître la voix de Cambalalette, le cadastreur! C'est une illusion, certainement, puisque Bézuquet lui-même en a mangé, de notre regretté Cambalalette. Par exemple, je suis sûr d'avoir entendu le gong d'Excourbaniès. Celui-là, il n'y a pas à s'y tromper, il dominait tous les autres cris « A l'eau!... Zoo!... au Rhône! au Rhône. Fen dé brut! A l'eau Tartarin ! »
A l'eau Tartarin !.. Quelle leçon d'histoire ! Quelle page pour le Mémorial!
j'oubliais de dire que le juge Bonaric m'a rendu mon registre saisi à bord du Tomahawk. Il l'a trouvé intéressant, m'a même engagé à le continuer, et, à propos de certaines locutions tarasconnaises qui s'y glissent de temps en temps, il m'est venu comme ça en souriant dans ses favoris roux :
« Nous avions déjà le Mémorial; vous, c'est le Méridional de Sainte-Héléne. »
J'ai fait semblant de rire de son jeu de mots.
Du 5 au 6 juillet. - La prison de ville, à Tarascon, est un château historique, l'ancien château du roi René, qui se voit de loin au bord du Rhône, flanqué de ses quatre tours.
Nous n'avons pas de chance avec les châteaux historiques. Déjà, en Suisse, quand notre illustre Tartarin fut pris pour un chef nihiliste et nous tous avec lui, on nous jeta dans le cachot de Bonnivar, au château de Chillon.
Ici, il est vrai, c'est moins triste; on est en pleine lumière, ventilé par le vent du Rhône, et il ne pleut pas comme en Suisse ou à Port-Tarascon.
Mon cachot est très étroit : quatre murs de pierre crépie, un lit de fer, une table et une chaise. Le soleil y entre par un fenestron grillagé, à pic sur le Rhône.
C'est de là que, pendant la grande Révolution, les Jacobins ont été précipités dans le fleuve, sur l'air fameux : Dé brin o dé bran, cabussaran....
Et,comme le répertoire populaire ne change pas beaucoup, on nous le chante à nous aussi, ce sinistre refrain. Je ne sais pas où ils ont logé mon pauvre gouverneur; mais il doit entendre comme moi ces voix qui montent, le soir, des bords du Rhône et il doit faire d'étranges réflexions.
Encore si l'on nous avait mis l'un près de l'autre !... quoique, à vrai dire, j'éprouve, depuis mon arrivée un certain soulagement à être seul, à me reprendre.
L'intimité d'un grand homme est si fatigante à la longue ! Il vous parle toujours de lui et ne s'occupe jamais de ce qui vous intéresse. Ainsi, sur le Tomahawk, pas une minute à moi, pas un instant pour être auprès de ma Clorinde. Tant de fois je me disais « Elle est là-bas! » Mais je ne pouvais m'échapper. Après diner, j'avais déjà la partie d'échecs du commodore, puis le reste du jour Tartarin ne me lâchait plus, surtout depuis que je lui avais fait l'aveu du Mémorial. « Ecrivez ceci.... N'oubliez pas de dire cela.... » Et des anecdotes sur lui, sur ses parents souvent, pas très intéressantes.
Songez-vous que Las Cases a fait ce métier pendant des années ! L'Empereur le réveillait à six heures du matin, l'emmenait, à pied, à cheval, en voiture, et sitôt en route :
« Vous y êtes, Las Cases?... Alors continuons.... Quand j'eus signé le traité de Campo-Formio.... » Le pauvre confident avait ses affaires, lui aussi, son enfant malade, sa femme restée en France. mais qu'était cela pour l'autre qui ne songeait qu'à se raconter, à s'expliquer devant l'Europe, l'Univers, la Postérité, tous les jours, tous les soirs et pendant des années! C'est-à-dire que la vraie victime de Sainte-Hélène n'a pas été Napoléon, mais Las Cases.
Moi, maintenant, ce supplice m'est épargné. Dieu m'est témoin que je n'ai rien fait pour cela, mais on nous a mis à part et j'en profite pour penser à moi, à mon infortune, qui est grande, à ma Clorinde bien-aimée.
Me croit-elle coupable?... Elle, non; mais sa famille, tous ces Espazettes de l'Escudelle de Lambesc ?... Dans ce monde là, un homme sans titre est toujours coupable. En tous cas je n'ai plus d'espoir qu'on m'accueille jamais pour mari de Clorinde, déchu que je suis de mes grandeurs; j'irai reprendre mon emploi entre les bocaux de Bézuquet, à la pharmacie de la Placette...
Et voilà la gloire!
17 juillet. - Une chose qui me fait inquiéter beaucoup, c'est que personne ne vienne me voir dans ma prison. Ils m'en veulent autant qu'à mon maître.
Ma seule distraction, tout seulet dans ma cellule, est de monter sur la table; j'arrive ainsi au fenestron, et de là j'ai une vue merveilleuse entre les barreaux.
Le Rhône roule du soleil éparpillé parmi ses petites îles d'un vert pâle que le vent ébouriffe. Le ciel est tout rayé du vol noir des martinets; leurs petits cris se poursuivent, passant tout contre moi ou tombant de très haut, et tout en bas se balance le pont de fil de fer, si long, si mince, qu'on s'attend toujours à le voir partir, envolé un chapeau.
Sur les bords du fleuve, des ruines de vieux châteaux, celui de Beaucaire avec la ville à ses pieds, ceux de Courtezon, de Vacqueiras. Derrière ces gros murs, éboulés par le temps, il se tenait autrefois des « cours d'amour », où les trouvères, les félibres d'alors, étaient aimés par des princesses et des reines qu'ils chantaient, comme Pascalon chante sa Clorinde. Mais quel changement, pécaïre ! depuis ces époques lointaines. A présent les somptueux manoirs ne sont plus que des trous envahis de ronces; et les félibres ont beau célébrer grandes dames et damoiselles, les damoiselles se moquent joliment d'eux.
Une vue moins attristante est celle du canal de Beaucaire avec tous ses bateaux peints en vert, en jaune, serrés en tas, et sur les quais les taches rouges des militaires que je vois se promener du haut de mon fenestron.
Ils doivent être bien contents, les gens de Beaucaire, de la mésaventure de Tarascon et de l'écroulement de notre grand homme; car la renommée de Tartarin les offusquait, ces orgueilleux voisins d'en face.
Dans mon enfance, je me rappelle quels esbrouffes ils faisaient encore avec leur foire de Beaucaire. On y venait de partout, - pas de Tarascon, par exemple, le pont en fil de fer est si dangereux ! - C'était une affluence énorme, plus de cinq cent mille âmes au moins, ensemble sur le champ de foire!... D'année en année tout cela s'est vidé. La foire de Beaucaire existe toujours, mais personne n'y vient.
En ville on ne voit que des écriteaux : A louer..., A louer..., et s'il arrive par hasard un voyageur, un représentant de maison de commerce, l'habitant lui fait fête, on se l'arrache, le conseil municipal va au-devant de lui, musique en tête. Finalement, Beaucaire a perdu tout renom; tandis que Tarascon devenait célèbre. . . Et grâce à qui, sinon à Tartarin ?
Monté sur ma table, tout à l'heure, je regardais dehors en songeant à ces choses. Le soleil disparu, la nuit venait, et tout à coup, de l'autre côté du Rhône, un grand feu s'alluma sur la tour du château de Beaucaire.
Il brûla longtemps, longtemps je le regardai, et il me sembla qu'il avait quelque
chose de mystérieux, ce feu, jetant un reflet rougeâtre sur le Rhône, dans le grand silence de la nuit traversé par le vol mou des orfraies. Qu'est-ce que cela peut être? Un signal?
Est-ce que quelqu'un, quelque admirateur de notre grand Tartarin, voudrait le faire évader?... C'est si extraordinaire, cette flamme allumée tout en haut d'une tour en ruines et juste en face de sa prison!
18 juillet. - En revenant aujourd'hui de l'instruction, comme la voiture cellulaire passait devant Sainte-Marthe, entendu la voix, toujours impérieuse de la marquise des Espazettes qui criait avec l'accent d'ici :
« Cloréïnde !... Cloréïnde ! » et une voix douce, angélique, la voix de ma bien-aimée, qui répondait « Mamain ! »
Sans doute elle allait àl'église prier pour moi, pour l'issue du procès.
Rentré dans ma prison, très ému... Ecrit quelques vers provençaux sur l'heureux présage de cette rencontre.
Le soir, à la même heure, toujours le même feu sur la tour de Beaucaire. Il brille là-bas, dans la nuit, comme les bûchers qu'on allume pour la Saint-Jean. Evidemment, c'est un signal.
Tartarin, avec qui j'ai pu échanger deux mots à l'instruction dans le couloir du juge, a vu comme moi ces feux à travers les barreaux de sa geôle, et quand je lui ai dit ce que j'en pensais, que des amis voulaient peut-être le faire évader comme Napoléon à Sainte-Hélène, il a paru très frappé de ce rapprochement.
« Ah ! vraiment, Napoléon à Sainte-Hélène..., on a essayé de le sauver ? »
Mais, après un moment de réflexion, il m'a déclaré qu'il n'y consentirait jamais.
« Certes, ce n'est pas la descente des trois cents pieds de la tour sur une échelle de corde, secouée la nuit par le vent du Rhône, qui me ferait peur. Non, ne croyez pas cela, enfant!... Ce que je redouterais le plus, c'est que j'aurais l'air de fuir l'accusation : Tartarin de Tarascon ne s'évadera pas. »
Ah si tous ceux qui hurlent sur son passage: « Au Rhône! Zou ! au Rhône ! » avaient pu l'entendre !.. Et on l'accuse d'escroquerie! on a pu le croire complice de ce misérable duc de Mons !... Allons donc!... Est-ce que c'est possible ?...
Tout de même il ne le soutient plus, son duc, maintenant; il le juge à sa véritable valeur, ce scélérat de Belge! On le verra bien à sa belle défense, car Tartarin se défendra lui-même devant le tribunal. Pour moi, je bégaye trop pour parler publiquement : je serai défendu par Cicéron Branquebalme, et tout le monde sait quelle incomparable logique de raisonnement il sait mettre dans ses plaidoyers.
20 juillet, soir. - Ces heures que je passe chez le juge d'instruction sont bien douloureuses pour moi ! Le difficile n'est pas de me défendre, mais de le faire sans trop accabler mon pauvre maître. Il a été si imprudent, il a eu tant de confiance en ce duc de Mons! Et puis, avec l'eczéma intermittent de M. Bonaric, on ne sait jamais si l'on doit craindre ou espérer; la maladie tourne chez ce magistrat à l'idée fixe, furieux quand « ça se voit », bon enfant quand « ça ne se voit pas ».
Quelqu'un chez qui ça se voit, et ça se verra toujours, c'est le malheureux Bèzuquet, qui vivait autrefois très bien avec son tatouage là-bas, dans les mers lointaines, mais maintenant, sous le ciel tarasconnais, se dégoûte lui-même, ne sort plus, reste terré tant qu'il peut au fond de son officine, où il combine des herbages, des omelettes, et sert les clients sous un masque de velours, comme un conjuré d'opéra-comique.
Il est à remarquer combien les hommes sont sensibles à tous ces maux physiques, dartres, taches, eczémas; plus peut-être que les femmes. De là sans doute la rancune de Bézuquet contre Tartarin, cause de tous ses maux.
24 juillet. - Appelé de nouveau hier devant M. Bonaric, je crois que c'est la dernière fois. Il m'a montré une bouteille trouvée dans les îles par un pêcheur du Rhône, et m'a fait lire une lettre que renfermait cette bouteille :
« Taratin. - Tarascon. - Prison de ville.- Courage ! Un ami veille de l'autre côté du pont. Il passera quand le moment sera venu.
« UNE VICTIME DU DUC DE MONS. »
Le juge m'a demandé si je me rappelais avoir déjà vu cette écriture. J'ai répondu que je ne la connaissais pas; et, comme il faut toujours dire le vrai, j'ai ajouté qu'une première fois on avait tenté ce genre de correspondance avec Tartarin : qu'avant notre départ de Tarascon une bouteille toute semblable lui était parvenue avec une lettre, sans qu'il y eût attaché d'importance, ne voyant là que l'effet d'une plaisanterie.
Le juge m'a dit « C'est bien. » Et là-dessus, comme toujours : « Vous pouvez vous retirer. »
26 juillet. - L'instruction est terminée, on annonce le procès comme très prochain. La ville est en ébullition. Les débats commenceront vers le 1er août. D'ici là, je ne vais pas dormir. Il y a longtemps d'ailleurs que je n'ai plus guère de sommeil, dans cette étroite logette brûlante comme un four. Je suis obligé de laisser le fenestron ouvert :
Il entre des nuées de moustiques et j'entends les rats qui grignotent dans tous les coins.
Ces jours derniers, j'ai eu plusieurs entrevues avec Cicéron Branquebalme. Il m'a parlé de Tartarin avec beaucoup d'amerturne; je sens qu'il lui en veut de ne pas lui avoir confié sa cause. Pauvre Tartarin, il n'a personne pour lui !
Il parait qu'on a renouvelé tout le tribunal. Branquebalme m'a donné les noms des juges : Président, Mouillard; assesseurs, Beckmann et Robert du Nord. Pas d'influences à faire agir. Ces messieurs ne sont pas d'ici, me dit-on. D'ailleurs leurs noms semblent l'indiquer.
Pour je ne sais quel motif, on a disjoint de la poursuite dirigée contre nous les deux chefs d'accusation relatifs au délit d'homicide par imprudence et à l'infraction des lois sur l'émigration. Cités à comparoir : Tartarin de Tarascon, le duc de Mons - mais ça m'étonnerait bien qu'il comparoisse! - et Pascal Testanière dit Pascalon.
31 juillet. - Nuit de fièvre et d'angoisse. C'est pour demain. Resté au lit très tard.
Seulement la force d'écrire sur la muraille ce proverbe tarasconnais que j'ai entendu si souvent dire à Bravida, qui les savait tous :
Rester au lit sans dormir,
Attendre sans voir venir,
Aimer sans avoir plaisir,
Sont trois choses qui font mourir
ΙV
Un procès dans le Midi. - Dépositions contradictoires. - Tartarin jure devant Dieu et devant les hommes. - Les brodeurs de Tarascon. - Rugimabaud mangé par le requin. - Un témoin inattendu.
Ah! bouf re non, qu'ils n'étaient pas d'ici, les juges du pauvre Tartarin. Il n'y avait, pour s'en convaincre, qu'à les voir par cette flamboyante après-midi d'août où se plaidait l'affaire du Gouverneur dans la grand'salle du palais de justice, pleine à faire craquer les murs.
Le mois d'août à Tarascon, je vous dirai, est le mois de la lourde chaleur. Il y fait chaud comme en Algérie, et les précautions contre l'ardeur du ciel sont les mêmes que dans nos villes d'Afrique : la retraite dans les rues avant midi, les casernes consignées, les auvents mis à toutes les boutiques. Mais le procès de Tartarin avait changé ces habitudes locales, et l'on imagine aisément la température que devait atteindre cette salle d'audience bondée de monde, avec les dames à falbalas et à panaches empilées sur les tribunes du fond.
Deux heures sonnaient au jaquemart du palais; et par les hautes fenêtres larges ouvertes, devant lesquelles descendaient de longs rideaux jaunes formant stores, entrait, avec les battements de la lumière réverbérée, le bruit assourdissant des cigales sur les alisiers et les platanes du Cours, - gros arbres à feuilles blanches, à feuilles de poussière, - les rumeurs de la foule restée dehors, les cris des marchands d'eau, comme aux arènes les jours de courses :
« Qui veut boire? L'eau est fraiche !... »
Vraiment il fallait être de Tarascon pour résister à la chaleur qu'il faisait là-dedans, une de ces chaleurs où même un condamné à mort se serait endormi pendant le prononcé de sa sentence. Aussi les plus écrasés dans la salle étaient-ils les trois juges, tous étrangers à ce brûlant Midi. Le président Mouillard, un Lyonnais, comme un Suisse de France, l'air austère, tête longue, chenue et philosophique, donnant envie de pleurer rien qu'à le regarder, puis ses deux assesseurs, Beckmann qui arrivait de Lille, et Robert du Nord, d'encore bien plus haut.
Dès le commencement des débats, ces trois messieurs étaient tombés malgré eux dans une vague torpeur, les yeux fixés sur les grands carrés de lumière découpés derrière les rideaux jaunes, et pendant l'interminable appel des témoins, au nombre de deux cent cinquante au moins, et tous à charge, ils avaient fini par s'endormir tout à fait.
Les gendarmes, qui n'étaient pas du Midi davantage et à qui l'on avait eu la cruauté de laisser leurs lourdes buffleteries, dormaient aussi.
Sans doute ce sont là de mauvaises conditions pour rendre la vraie justice. Heureusement que les magistrats avaient étudié l'affaire d'avance, sans cela ils n'y auraient jamais rien compris, n'entendant, dans leur inattentive somnolence, que le bruit des cigales et un confus bourdonnement de mouches et de voix.
Après le défilé des témoins, le substitut Bompard du Mazet commença la lecture de l'acte d'accusation.
Du plein Midi, celui-là, par exemple! un tout petit velu, chevelu, bedonnant, une barbe en copeaux noirs, des yeux sortis comme d'un coup de pouce et tout sanglants dans un teint de vésicatoire, une voix de cuivre qui vous crachait du métal dans les oreilles; et une mimique, et des bonds !...
La gloire du parquet tarasconnais. On faisait des lieues pour l'entendre; mais, cette fois, ce qui pimentait son réquisitoire, c'était la parenté de l'orateur avec le fameux Bompard, une des premières victimes de l'affaire de Port-Tarascon.
Jamais accusateur ne se montra plus acharné, plus passionné moins juste, moins partial; c'est ce qu'on aime à Tarascon, tout ce qui vibre, tout ce qui vous monte !..
Comme il le secouait le pauvre Tartarin, assis avec son secrétaire entre deux gendarmes ! Quelle loque, sous ses crocs baveux, devenait tout ce passé de gloire!
Pascalon, éperdu, honteux, se cachait la tête dans ses mains; mais Tartarin, lui, très calme, écoutait, le front droit, les yeux clairs, sentant sa journée finie, l'heure venue du grand déclin, sachant qu'il y a des lois naturelles de grandeur comme de pesanteur, et résigné à les subir toutes, pendant que Bompard du Mazet, de plus en plus insultant, le représentait comme un vulgaire escroc abusant d'une renommée illusoire, de lions peut-être jamais tués, d'ascensions peut-être jamais faites, s'associant à un aventurier, à un inconnu, à ce duc de Mons que la justice ne retrouvait même pas devant elle. Et il faisait Tartarin plus scélérat encore que ce duc de Mons, qui du moins n'exploitait pas ses compatriotes, tandis que lui avait spéculé sur les Tarasconnais, les avait volés, jugulés, réduits à aller aux portes, à fouiller les balayures pour y chercher leur pain. « Qu'attendre, d'ailleurs, messieurs de la Cour, qu'attendre d'un homme qui a tiré sur la Tarasque, sur la mère grand ?... »
A cette péroraison, des sanglots patriotiques roulèrent dans les tribunes ; des hurlements leur répondaient de la rue, où la voix du substitut était arrivée, fracassant portes etfenêtres ; et lui-même, bouleversé par ses propres accents, se mit à larmoyer, à gargouiller si fort que les juges se réveillèrent en sursaut. Croyant que toutes les gouttières et chéneaux du palais crevaient sous une pluie d'orage.
Bompard du Mazet avait parlé pendant cinq heures.
A ce moment, bien que la chaleur tût encore écrasante, un petit vent frais du Rhône commençait à gonfler les rideaux jaunes des fenêtres. Le président Mouillard ne se rendormit plus ; nouvellement installé dans le pays, la stupeur où le plongeait la fougue inventive des Tarasconnais suffit largement à le tenir éveillé.
Tartarin le premier donna le signal de cette naïve et délicieuse imposture qui est comme l'arome, le bouquet de l'endroit.
A un passage de son interrogatoire, que nous croyons devoir raccourcir, il se leva brusquement et, la main tendue :
« Devant Dieu et devant les hommes, je jure que je n'ai pas écrit cette lettre. »
Il s'agissait d'une lettre envoyée par lui de Marseille à Pascalon, rédacteur de la Gazette, pour l'émoustiller, l'exciter à des inventions plus fertiles, plus abondantes.
Non, mille fois non, l'accusé n'avait pas écrit cela ; il se débattait, protestait. « Peut -être, je ne dis pas, le sieur de Mons, non comparant... » Et comme il sifflait entre ses lèvres dédaigneuses ce « non comparant » !
Le président alors :
« Faites passer cette lettre à l'accusé. »
Tartarin la prit, la regarda et répondit très simplement :
« C'est vrai, c'est bien mon écriture. Cette lettre est de moi, je ne m'en rappelais pas. »
Il y avait de quoi faire pleurer des tigres !
Un moment après, le même épisode avec Pascalon, à propos d'un article de la Gazette racontant la réception à l'hôtel de ville de Port-Tarascon des passagers de la Farandole et du Lucifer par les indigènes, le roi Négonko et les premiers occupants de l'île, avec une description très détaillée de l'hôtel de ville.
La lecture de cet article soulevait à chaque mot dans la salle d'inextinguibles fous rires coupés de cris d'indignation ; Pascalon lui-même se révoltait, protestait de son banc, à tour de bras : ce n'était pas de lui, jamais de la vie il n'aurait pu signer de si énormes invraisemblances.
On lui mit sous les yeux l'article imprimé, illustré d'images faites sur ses indications, signé de son nom, de plus son propre texte retrouvé à l'imprimerie Trinquelague.
« C'est écrasant dit alors le malheureux Pascalon, les yeux en boule, ça m'était complètement sorti de la tête. »
Tartarin prit la défense de son secrétaire :
« La vérité, monsieur le président, c'est que, croyant aveuglément à toutes les histoires du sieur de Mons, non comparant....
- Il a bon dos, le sieur de Mons, interrompit férocement le substitut.
- Je donnais à ce malheureux enfant, continua Tartarin, l'idée de l'article à faire en lui disant « Brodez là-dessus. » Et il brodait.
- C'est vrai que je n'ai jamais fait que bro... broder..., » bégaya timidement Pascalon.
Ah ! des brodeurs, il allait en voir, le président Mouillard, en interrogeant les témoins, tous de Tarascon, tous inventifs, démentant aujourd'hui ce qu'ils avaient affirmé la veille.
« Mais vous l'avez dit à l'instruction.
- Moi, j'ai dit ça ? ah ! vrai... Je n'en ai pas ouvert la bouche.
- Mais vous avez signé.
Signés ? .. Pas plus...
- Voici votre signature.
- C'est, pardi, vrai.... Eh ! bien, monsieur le président, personne de plus surpris quemoi. »
Et pour tous c'étaitainsi, aucun ne se rappelait. Les juges restaient effarés, hagards, devant ces contradictions, ces apparences de mauvaise foi, ne sachant pas, ces froids hommes du Nord, faire la part de l'invention et de la fantaisie des pays de lumière.
Un des plus extraordinaires fut Costecalde. Racontant qu'il avait été chassé de l'île, forcé d'abandonner sa femme et ses enfants par les exactions de Tartarin le tyran. Il fallait entendre le drame de la chaloupe, les morts effrayantes et successives de ses malheureux compagnons; Rugimabaud, qui nageait près de la barque pour se donner un peu de fraîcheur au corps, brusquement entraîné par un requin, coupé en deux.
« Ah ! le sourire de mon ami.... je le vois encore ; il me tendait les bras, j'allais à lui, tout à coup sa figure se crispe, il disparaît, et plus rien... rien qu'unrond de sang qui s'élargissait sur l'eau. » Et il faisait ungrand rond devant lui avec sa main crispée, tandis que de ses yeux tombaient des larmes grosses comme des pois chiches.
En entendant le nom de Rugimabaud, les deux juges Beckmann et Robert du Nord, depuis un moment réveillés, se penchèrent vers le président, et dans l'unanime explosion de sanglots causée par le récit de Costecalcle on voyait les trois toques noires dodelinant de l'une à l'autre.
Puis le président Mouillard s'adressa au témoin :
« Vous dites que Rugimabaud a été mangé sous vos yeux par un requin ? Mais le tribunal vient d'entendre comme cité à charge un certain Rugimabaud débarqué de ce matin... ; ne serait-ce pas le même que celui de la chaloupe ?...
- Mais si, parfaitement..., c'est moi, je suis le même..., » clama l'ancien sous-directeur aux cultures.
« Tiens, Rugimabaud est ici, fit Costecalde pas plus troublé. Je ne l'avais pas vu, c'est la première nouvelle. »
Une toque noire observa :
« Il n'aurait donc pas été mangé comme vous venez de le dire ?
- C'est que j'aurai confondu avec Truphénus...
- Boufre ! Mais je suis là, moi aussi, je n'ai pas été mangé..., » protesta la voix de Truphénus.
Et Costecalde, qui commençait à s'impatienter :
« Enfin, que ce soit l'un ou l'autre, je sais toujours qu'il y en a eu un de dévoré par un requin, j'ai vu le rond. »
Là-dessus, il continua sa déposition, comme si rien ne s'était passé.
Avant qu'il quittât la barre, le président voulut savoir à combien se montait, selon lui, le nombre des victimes. Le témoin répondit :
« Crante mille au moins », ce qui est la façon, là-bas, de prononcer quarante mille.
Or, comme les registres de la colonie constataient qu'il n'y avait jamais eu plus de quatre cents habitants dans l'île, on se figure l'effarement du président Mouiliard et de ses juges. Ils en suaient à pleins seaux, les malheureux, n'ayant jamais ouï débats pareils, dépositions aussi extravagantes. Ce n'était sur ce banc des témoins que démentis farouches, brusques interruptions; des gens qui bondissaient, s'arrachaient les mots de la bouche, à croire que la bouche allait venir avec ; et des grincements de dents, et des rires démoniaques ! Un procès fantastique, tragi-comique, où il n'était question que de Tarasconnais mangés, noyés, cuits, rôtis, bouillis, dévorés, tatoués, hachés en petits morceaux, se retrouvant là tous sur le même banc, bien portants, leurs membres au complet, sans une dent de moins, pas même une éraflure.
Les deux ou trois qui manquaient encore à l'appel, on les attendait d'une minute à l'autre, ils devaient avoir eu la même veine que leurs compagnons, et c'est pour cela que le juge d'instruction Bonaric, plus au fait des mœurs de ses compatriotes, avait engagé le président à laisser de côté la question d'homicide par imprudence.
Cependant le défilé des témoins continuait, de plus en plus bruyant et cocasse.
Dans la salle, le public prenait parti, conspuait, applaudissait, riant sans peur ni vergogne au nez du président, qui menaçait à chaque instant de faire évacuer le prétoire, mais, tout ahuri lui-même par tant de vacarme et d'incohérence, ne faisait rien évacuer du tout et, les coudes sur la table, prenait à deux mains sa tête près d'éclater.
Dans une embellie relative, Robert du Nord, un grand vieux mince, aux lèvres ironiques entre deux longues floches de favoris blancs, dit en se renversant, la toque sur l'oreille :
« En somme, dans tout cela, je ne vois guère que la Tarasque qui ne soit pas revenue »
Le substitut Bompard du Mazet se dressa brusquement, sorti de sa boite comme un diable :
« Et mon oncle ?..
- Et Bompard ? » fit la salle en écho.
Le substitut continua de sa voix d'ophicléide :
« je ferai remarquer au tribunal que mon oncle Bompard a été une des premières victimes. Si j'ai eu la discrétion de ne pas parler de lui dans mon réquisitoire, il n'en est pas moins vrai que celui-là du moins n'est pas
revenu, qu'il ne reviendra jamais....
- Pardon, monsieur le substitut, interrompit le président, mais voici justement un M. Bompard qui me fait passer sa carte et demande à être entendu.... Est-ce le vôtre ? »
C'était le sien, Bompard (Gonzague).
Ce nom, si connude tous les Tarasconnais, souleva un immense tumulte. Public, témoins, accusés, tout le monde était debout, montait sur les bancs, se penchait, criait, cherchait à voir, haletant d'impatience et de curiosité. Devant cette agitation, le président Mouillard ordonna une suspension d'audience de quelques minutes, dont on profita pour emporter une douzaine de gendarmes évanouis, demi-morts de chaleur et d'ahurissement.
V
Bompard a passé le pont. - Histoire d'une lettre à huit cachets rouges.- Bompard en appelle à tout Tarascon, qui ne répond pas.- « Mais lisez-la donc, cette lettre, coquin de sort! »Menteurs du Nord et menteurs du Midi.
« C'est lui, c'est Gonzague!... Vé! Vé!
- Comme il a forci !
- Qu'il est blafard!
- Il semble un Teur (Turc). »
Depuis si longtemps qu'ils ne l'avaient vu, nos Tarasconnais le reconnaissaient à peine, ce brave Bompard si maigre autrefois avec sa tête de Palikare moustachu, ses yeux de chèvre folle; gras maintenant, boudenfle, comme ils disent, mais la même moustache, les mêmes yeux délirants dans sa face élargie et bouffie.
Sans regarder ni à droite ni à gauche, il s'avança derrière l'huissier jusqu'àla barre.
Demande :
« C'est bien vous Gonzague Bompard ?
- A dire le vrai, monsieur le président, j'en doute presque quand je vois - geste emphatique de Bompard vers le banc des accusés - quand je vois, dis-je, sur ce banc d'infamie notre gloire la plus pure, quand j'entends conspuer dans cette enceinte I'honneur et la probité mêmes ....
- Merci, Gonzague, » fit de sa place Tartarin étranglé d'émotion.
Il avait supporté sans broncher toutes les injures, mais la sympathie de son vieux camarade lui crevait le cœur, lui faisait monter les larmes comme à un enfant sur lequel on s'apitoie. Bompart reprit :
« Va, mon vaillant concitoyen, tun'y moisiras pas sur ton sale blanc, et j'apporte ici la preuve.., la preuve... »
Il cherchait dans ses poches, tirait unepipe de Marseille, un couteau, un vieux silex, un briquet, un peloton de ficelle, un mètre, un baromètre, une boîte homéopathique, et posait ces objets l'un après l'autre sur la table du greffier.
« Voyons, témoin Bompard, quand vous aurez fini! » dit le président impatienté.
Et le substitut Bompard du Mazet :
« Allons, mon oncle, dépêchons-nous. »
L'oncle se retourna vers lui :
« Ah! oui, je t'engage, toi, après tout ce que tu t'es permis de dire à notre pauvre ami!... Attends un peu que je te déshérite! Scélérat ! »
Le neveu resta froid sous cette menace, et l'oncle, toujours en quête dans ses poches, étalant devant lui toute une collection d'objets fantastiques, trouva à la fin ce qu'il cherchait une grande enveloppe scellée de cinq cachets rouges.
« Monsieur le président, voici un document duquel il appert que le duc de Mons est le dernier des drôles, des galériens, des.... » Les gros mots allaient venir. Le président l'interrompit :
« C'est bon, donnez le document. »
Il ouvrit la lettre mystérieuse et, après l'avoir lue, la communiqua à ses deux assesseurs, qui mirent leur nez dessus, l'épluchèrent soigneusement, sans rien laisser voir de leurs impressions. De vrais juges du Nord, pardi ! fermés, cadenassés.
Qu'y avait-il dans cette coquine de lettre ? Avec ces types-là, il était difficile de s'en faire une idée.
Les assistants se haussaient, se penchaient, regardant de loin, les mains en abat-jour; on s'interrogeait jusqu'au fond des tribunes :
« Qu'ès aco?qu'est-ce que, diable, ça peut être ? »
Et comme tous les incidents de l'audience gagnaient le dehors, grâce aux fenêtres et aux portes restées ouvertes, une grande rumeur montait sur le cours, desclameurs confuses, le frémissement d'une houle de mer lorsqu'il se lève jolie brise.
Pour le coup, les gendarmes ne dormaient plus, les mouches en grappes au plafond se réveillaient, elles aussi, et la fraîcheur du soir pénétrant dans la salle, avec l'épouvante des courants d'air particulière aux Tarasconnais, ceux qui étaient près des fenêtres demandaient à grands cris qu'on fermât, « qu'il y avait de quoi prendre le mal de la mort ».
Pour la centième fois le président Mouillard glapit : « Un peu de silence, ou je fais évacuer », et l'interrogatoire continua:
« D. Témoin Bompard, comment cette lettre est-elle venue entre vos mains et à quel moment ?
R. Au départ de la Farandole, à Marseille, le duc, ou soi-disant duc de Mons, me remit donc mes pouvoirs de gouverneur provisoire de Port-Tarascon, et en même temps il me glissa ce pli, fermé de cinq cachets rouges bien qu'il n'y eût pas d'argent dedans. J'y trouverais, disait-il, ses dernières instructions, et il me recommandait bien de ne l'ouvrir que devant une quelconque des îles de l'Amirauté par je ne sais quel degré de latitude et de longitude. Du reste c'est marqué sur l'enveloppe, vous pouvez voir...
D. Oui, oui, je vois.,.. Et alors ?
R. Alors, monsieur le président, voilà que je fus pris de cette maladie subite, qu'on a dû vous dire, et même contagieuse et gangreneuse et tout, et qu'on fut obligé de me descendre agonisant au Château d'If. Une fois à terre, je me tordais de douleur. toujours la lettre dans ma poche, car j'avais oublié, au milieu de mes souffrances, de la donner à Bézuquet en lui repassant les pouvoirs.
D. Un oubli regrettable.... Et ensuite ?
R. Ensuite, monsieur le président, quand je fus un peu mieux, que je pus me lever et reprendre mes habillements, pas encore bien solide - ah ! si vous aviez vu ce que je semblais !... - un jour j'envoyai la main àla poche, par hasard... Té ! la lettre aux cachets rouges.. »
Le président, d'un ton sévère :
« Témoin Bompard, ne serait-il pas plus conforme àla vérité de dire que cette lettre destinée àn'être décachetée qu'à quatre mille lieues de France, vous avez préféré l'ouvrir tout de suite et en plein port de Marseille pour savoir ce qu'il y avait dedans, et qu'en lisant son contenu vous avez reculé devant les responsabilités énormes qui vous incombaient?
- Vous ne connaissez pas Bompard, monsieur le président. J'en appelle à Tarascon tout entier, ici présent. »
Un silence de tombe accueillit cet effet oratoire. Surnommé « l'Imposteur » par ses concitoyens, qui ne sont pourtant pas très scrupuleux en fait de véracité, Bompard montrait vraiment un fier toupet de les appeler en témoignage; aussi, Tarascon interrogé ne répondit rien. Lui. sans s'émouvoir :
« Vous voyez, monsieur le juge..., qui ne ditmot consent... » Et, reprenant son récit : « Pour lors, quand je retrouvai la lettre, Bézuquet, parti depuis des semaines, était trop loin pour que je la lui passe; je me décidai donc à en prendre connaissance, et vous pensez mon horrible situation »
Très horrible aussi était la situation de l'auditoire, qui ne savait toujours pas ce que contenait cette lettre restée sur le bureau du tribunal et dont on parlait tout le temps.
Et chacun de tendre le cou; mais, de si loin, on ne pouvait rien voir que lesgrands cachets rouges, hypnotisants, de l'enveloppe, qui, de minute en minute, semblait grandir, devenait énorme.
Bompard continua :
« Que faire, je vous demande, après avoir pris communication de ces horreurs ?
« Rattraper la Farandole à la nage ? j'yai songé un moment, puis j'ai douté de mes forces. Empêcher le Tutu-panpan de partiren révélant à mes compatriotes ce pli abominable; doucher leur enthousiasme de ce grand jet d'eau froide ? mais je me fusse fut lapider. Enfin, que voulez-vous, je me suis donné peur... Je n'ai pas même osé me montrer à Tarascon dans mon embarras de savoir que dire. C'est alors que je vins me cacher en face, àBeaucaire, d'où je pouvais tout voir sans être vu. j'y cumulais deux positions celle de gardien du champ de foire et de conservateur du château. J'avais des loisirs, vous pensez. Du haut de la vieille tour, avec une bonne lunette, je regardais de l'autre côté du Rhône l'agitation de mes concitoyens qui se préparaient au départ. Et je me rongeais, je me désolais... Je leur tendais les bras ; je leur criais de loin comme s'ils avaient m'entendre : « Arrêtez !.., Ne partez pas !... » J'ai même essayé de les prévenir par bouteille.... Dites-le, Tartarin, dites à ces messieurs que j'essayai de vous prévenir.
- Je l'atteste, fit Tartarin du banc d'infamie.
- Ah! cc que j'ai souffert, monsieur le président, quand j ai vu le Tutu-panpanpartir pour le pays des chimères!.. Mais j'ai souffert bien plus encore quand ils sont revenus, quand j'ai su qu'en face de moi gémissait dans les fers, sur la paille comme un tas de sorbes, mon illustre compatriote Tartarin. Le savoir dans cette tour faussement accusé!...
« Différemment vous me direz que j' aurais dû faire plus tôt la preuve de son innocence ; mais quand on s'est enfoncé dans une mauvaise route, c'est le diable pour se remettre en bon chemin. J'avais commencé par ne rien dire, c'était de plus en plus difficile de parler, sans compter la peur du pont, ce terrible pont qu'il fallait passer.
« Pas moins que je l'ai passé, ce pont du diable, je l'ai traversé ce matin par une bourrasque épouvantable, obligé de marcher à quatre pattes, comme à on ascension du mont Blanc. Vous vous rappelez, Tartarin ?
- Si je me rappelle répondit Tartarin tristement, avec le regret des heures glorieuses.
- Ce qu'il tanguait, ce pont! ce qu'il m'a fallu d'héroïsme !.. Mais je n'aime pas me vanter. Finalement me voilà, et cette fois je rapporte, la preuve, la preuve irréfutable...
- Irréfutable, croyez-vous ? fit Mouillard de sa voix tranquille. Qui nous garantit que cette étrange lettre, oubliée si longtemps dans votre poche, soit bien du duc de Mons ou soi-disant tel ? C'est que vous me paraissez sujets et à caution, vous autres Tarasconnais! Tout ce que j'entends de menteries depuis sept heures... »
Un sourd grognement de fauves en cage roula dans la salle, dans les tribunes, jusque sur le Tour-de-Ville.
Tarascon n'était pas content et protestait. Gonzague Bompard, lui, se contenta de sourire ineffablement.
« En ce qui me concerne, monsieur le président, vous dire que je n'exagère pas toujours un peu lorsque je parle, qu'on pourrait faire de moi le directeur du bureau Veritas je n'irai pas jusque-là ; mais, tenez, adressez-vous à celui-ci - il désignait Tartarin; - comme véracité, c'est encore ce que nous avons de mieux à Tarascon. »
Il ne fallut pas longtemps à Tartarin pour reconnaître l'écriture et la signature du sieur de Mons, écriture et signature malheureusement trop pratiquées de lui ; puis, tout debout, tourné vers le tribunal, brandissant d'une main rageuse le terrible mystère aux cinq cachets rouges :
« A mon tour, monsieur le président, armé de cette élucubration cynique, je vous adjure de reconnaître que tous les imposteurs ne sont pas du Midi. Ah! vous nous appelez menteurs, nous autres de Tarascon. Mais nous ne sommes que des gens d'imagination et de paroles débordantes, des trouveurs, des brodeurs, des improvisateurs féconds, ivres de sève et de lumière, qui se laissent prendre eux-mêmes à leurs inventions stupéfiantes et ingénues.
« Quelle différence avec vos menteurs du Nord, sans joie ni spontanéité, qui ont toujours un but, une visée scélérate, comme le signataire de cette lettre! Oui, certes, on peut le dire, en fait de mensonge, quand le Nord s'en mêle, le Midi ne peutpas lui tenir pied!... »
Parti sur ce thème, devant un public tarasconnais, Tartarin aurait dû enlever la salle. Mais c'était fini du pauvre grand homme et de sa popularité. Personne ne l'écoutait plus. On n'en avait qu'à cette mystérieuse missive qu'il agitait au bout de son bras.
L'infortuné voulait parler encore, on ne le lui permit pas.
De tous côtés des cris partaient :
« La lettre!.., la lettre!...
- Enlevez-le, zou !
- Qu'il lise la lettre! »
Cédant lui-même àla volonté de la foule, le président Mouillard prononça :
« Greffier, donnez lecture de la pièce. »
Un immense « Ah » de soulagement; et, dans le silence qui suivit, rien que le bourdonnement des mouches d'août et le cra-cra des cigales qui rythmait le battement des poitrines haletantes.
Le greffier commença en nasillant
« A monsieur Gonzague Bompard, Gouverneur provisoire de la colonie de Port-Tarascon, pour être ouvert par 144°30' longitude Est, en face les îles de l'Amirauté.
Mon cher monsieur Bompard,
Il n'est si bonne plaisanterie qui ne donc prendre fin.
Virez de bord tout de suite et rentrez tranquillement chez vous avec vos Tarasconnais.
Il n'y a pas d'île, pas de traité, pas de Port -Tarascon, ni d'ares, ni d'hectares, ni de distilleries, ni de sucreries, ni de rien du tout.... .Seulement une excellente opération financière qui m'a valu quelques millions, à cette heure soigneusement mis à l'abri ainsi que mon auguste personne.
En définitive, une jolie tarasconnade que vos compatriotes et leur illustre chef Tartarin voudront bien me pardonner puisqu'elle les a distraits, occupés, et leur a rendu le goût de leur délicieuse petite ville, qu'ils avaient perdu.
DUC DE MONS.
Pas plus duc qu'il n'est de Mons. A peine des environs.
Cette fois, le président eut beau menacer de faire évacuer la salle, rien ne put contenir les hurlements, les rugissements, qui éclatèrent, gagnèrent la rue, le cours, l'esplanade, remplirent toute la ville. Ah! Le Belge, le sale Belge, si on l'avait tenu, comme on le lui aurait fait, le coup du fenestron, la tête la première dans le Rhône!
Hommes, femmes, enfants, tous s'en mêlaient, et c'est au milieu de ce charivari épouvantable que le président Mouillard prononça l'acquittement de Tartarin et de Pascalon, au grand désespoir de Cicéron Branquebalme, obligé de rentrer, d'avaler son discours, ses verum enin vero, ses parce que du parce qu'est-ce, tout le ciment romain de son plaidoyer monumental.
L'audience se vidait, le public se répandait par les rues, sur le Tour-de-Ville, places et placettes, continuant de vomir sa colère en vociférations : « Belge ! ... sale Belge !... Menteur du Nord !... Menteur du Nord ! »
VI
SUITE ET FIN DU MEM0RIAL DE PASCALON
8 octobre. En même temps que ma position à la pharmacie Bézuquet, j'ai reconquis l'estime de mes concitoyens et retrouvé l'existence tranquille d'autrefois, sur la Placette, entre les deux bocaux jaune et vert de la devanture, avec cette différence que Bouquet se tient maintenant au fond de la boutique, comme si c'était lui l'élève, et fait aller le pilon dans le morceau de marbre, broyant ses drogues avec une colère ! De temps en temps il s'interrompt pour tirer une petite glace de sa poche et regarder son tatouage. Malheureux Ferdinand ! Ni pommades ni cataplasmes, rien n'y fait, pas même la petite « soupe à l'ail » conseillée par le docteur Touratier. Il en a pour la vie, de ces infernales enluminures.
Moi, cependant, je paquète, j'étiquète, je débite l'aloès et l' « épicacoine », je fais la causette avec le client, je m'amuse de tout ce qui se raconte en ville. Les jours de marché il nous vient beaucoup de monde le mardi et le vendredi, la pharmacie ne désemplit pas. Depuis que les vignes vont mieux, nos paysans se sont remis à se droguer, à se poutringuer. Ils adorent cela, dans la banlieue de Tarascon ; pour eux, se purger c'est une fête.
Le reste de la semaine, on est au calme, la sonnette de la boutique tinte rarement. Je passe mon temps à regarder les inscriptions des grands flacons de verre et de faïence blanche, rangés sur les étagères : sirutpus gummi, assa fœtida, et le ΦΑΡΜΑΚΟΠΕΙΑ inscrit en grec au-dessus du comptoir entre deux serpents.
Après tout d'agitations, tant d'aventures, ce grand repos de ma vie ne me déplait pas.
Je prépare un volume de vers provençaux, Li Gingourlo (Les Jujubes). Dans le Nord on ne connaît les jujubes que comme produit pharmaceutique ; ici ces fruits du jujubier sont de petites olives rouges, croquantes et charmantes, sur un arbre au feuillage clair. Je réunirai dans ce volume mes paysages, mes vers d'amour...
Pécaïre! je la vois quelquefois passer, ma Clorinde, longue et souple, sautillant sur les cailloux pointus de la Placette, ce qu'elle appelait là-bas «son pas du kangourou» ; elle va à la seconde messe, son livre d'heures à la main suivie de la femme AIric, qui échelait toujours les toits et qui depuis le retour àTarascon est passée du service de Mlle Tournatoire à celui de ces dames des Espazettes. Pas une fois Clorinde ne regarde vers la pharmacie. Rentré chez Bézuquet, je n'existe plus pour elle.
La ville a repris son aspect tranquille, réinstallé. On se promène sur le cours, sur l'esplanade; le soir on va au cercle, à la comédie. Tout le monde est revenu, à l'exception du Père Bataillet, resté aux Philippines, pour y fonder une nouvelle communauté de Pères-Blancs. Ici le couvent de Pampérigoustes'est rouvert un tout petit peu, le Révérend Père Vezole (Dieu soit loué!) y est rentré avec quelques autres révérends, et les cloches ont recommencé de sonner tout doucement, une par une; nous n'en sommes pas encore au plein carillon, mais on le devine tout proche.
Qui se douterait que tant d'événements se sont passés ! Comme tout cela est déjà loin, et que la race tarasconnaise est facilement oublieuse ! Il n'y a qu'à voir nos chasseurs, le marquis des Espazettes en tête, partir tout flambants neufs le dimanche matin, avec la même ardeur, à l'espère d'un gibier qui n'existe pas.
Moi, le dimanche, après déjeuner, je vais rendre mes devoirs à Tartarin. Voilà bien, en haut du cours, la maison aux persiennes vertes, les boites des petits décrotteurs devant la grille; mais tout est fermé, tout est silencieux, je pousse la porte.... je trouve le héros dans son jardin, tournant, les mains derrière le dos, autour du bassin aux poissons rouges, ou dans son cabinet au milieu des kriss et des flèches empoisonnées. Il ne les regarde seulement plus,ses chères collections. Le cadre est toujours le même, mais que l'homme a changé ! Ils ont eu beau l'acquitter, le grand homme se sent déchu, déboulonné, il a perdu son socle, et c'est ce qui le rend triste.
Nous causons. Le docteur Tournatoire vient quelquefois; il apporte sa bonne humeur et ses plaisanteries à la Purgon dans ce logis mélancolique. Branquebalme vient aussi le dimanche. Tartarin lui a confié la défense de ses intérêts. Un procès à Toulon avec le capitaine Scrapouchinat, qui réclame ses frais de rapatriement; un autre procès avec la veuve Bravida, qui se porte partie civile pour ses enfants mineurs, Si mon pauvre cher maître perdait ces deux affaires, comment s'en tirerait-il ? Il a déjà tant dépensé dans cette lamentable aventure de Port-Tarascon.
Que ne suis-je riche !... Malheureusement ce n'est pas ce que je gagne chez Bézuquet qui me permettra de lui venir en aide.
10 octobre.- Les Jujubes paraîtront enAvignon chez le libraire Roumanille; je suis bien heureux. Une autre bonne fortune: on organise une grande cavalcade en l'honneur de la Sainte-Marthe, qui vient le 19du courant, et en l'honneur aussi de la rentrée des Tarasconnais sur la terre de France. Dourladoure et moi, du félibrige tous les deux, devons représenter la Poésie provençale sur un char allégorique.
20 octobre... - Hier dimanche lecavalcade a eu lien. Long défilé de chars, cavaliers en costumes historiques tendant au bout de longues gaules des aumônières pour quêter. Un grand concours de foule, du monde à toutes les fenêtres; mais, malgré tout, l'entrain, la gaieté, n'étaient pas de la fête. L'ingéniosité des organisateurs n'a pu suppléer à l'absence de notre mère-grand; on sentait un trou, un vide, le char de la Tarasque manquait. De sourdes rancunes se réveillaient, au souvenir du malencontreux coup de fusil tiré sur elle, là-bas, dans le Pacifique; des grognements se sont fait entendre dans le cortège en passant devant la maison de Tartarin. Comme la bande à Costecalde essayait d'exciter la foule par quelques cris, le marquis des Espazettes, en costume de Templier, s'est retourné sur son cheval « Paix là! messieurs.... » Il avait vraiment grand air, et tout de suite le désordre s'est arrêté.
La tramontane, un vent de neige, soufflait. Dourladoure et moi nous la sentions cruellement, sous nos pourpoints Charles VI prêtés par la troupe d'opéra de passage à Tarascon en ce moment; assis chacun en haut d'une tour, - car notre char, trainé par six bœufs blancs, représentait le château du roi René en bois et carton peints, - cette coquine de bise nous transperçait, et les vers que nous récitions, nos grands luths à la main, grelottaient autant que nous. Dourladoure me disait : « Outre ! c'est qu'on gèle! » Et pas moyen de descendre, les échelles qui avaient servi à nous jucher là-haut ayant été retirées.
Sur le Tour-de-Ville le supplice devint intolérable.... Et, pour nous achever, j'eus l'idée - vanité de l'amour! - de prendre par la traverse pour passer devant la maison du marquis des Espazettes.
Nous voilà engagés dans ces rues très étroites, tout juste la place pour les roues du char. L'hôtel du marquis était fermé, sombre et muet dans ses vieilles murailles de pierre noire, toutes les persiennes closes pour bien indiquer que la noblesse boudait les plaisirs de la rafataille.
Je dis quelques vers, tirés des Jujubes, de ma voix tremblante, en tendant mon filet de quête, mais rien ne bougea, personne ne parut. Alors je donnai l'ordre au conducteur d'avancer. Impossible, le char était pris, encanché des deux côtés. On avait beau tirer devant, tirer derrière, il se trouvait pressé entre les hautes murailles, et par les persiennes fermées nous entendions tout près de nous à notre hauteur, des rires étouffés pendant que nous restions ridiculement perchés, transis de froid, sur nos tourelles de carton.
Décidément il ne m'a pas porté bonheur, le château du roi René! Il a fallu dételer les bœufs, aller chercher des échelles pour nous descendre, et tout cela a pris dutemps !...
23 octobre. - Qu'est-ce que c'est donc que ce mal de gloire? On ne peut plus vivre sans elle, quand une fois ou l'a connue.
J'étais chez Tartatin dimanche; nous causions dans le jardin, marchant le long des allées sablées. Par-dessus le mur, les arbres du cours nous envoyaient des paquets de feuilles mortes, et comme je voyais de la mélancolie dans ses yeux, je lui rappelais les heures triomphantes de sa vie. Rien ne pouvait le distraire, pas même les analogies entre son existence et celle de Napoléon.
« Ah ! vaï, Napoléon!... la bonne blague!.. le soleil des tropiques m'avait tapé sur la coloquinte. Ne me parlez plus de cela, je vous en prie, vous me ferez plaisir. »
je le regardais stupéfait.
« Pas moins, la dame du commodore....
- Laisse-moi donc tranquille! elle s'est moquée de moi tout le temps, la dame du commodore ! »
Nous avons fait quelques pas en silence.
Les cris des petits décrotteurs qui jouaient au bouchon devant la porte venaient jusqu'à nous dans les coups de vent emportant les feuilles par tourbillons.
Il m'a dit encore :
« J'y vois clair, maintenant. Les Tarasconnais m'ont ouvert les yeux; c'est comme si l'on m'avait opéré de la cataracte. »
Il m'a paru extraordinaire.
A la porte, tout à coup, en me serrant la main :
« Tu sais, petit, on va vendre chez moi. J'ai perdu mon procès contre Scrapouchinat, contre la veuve Bravida aussi, malgré les arguments de Branquebalme.... Il bâtit trop solide, ce garçon-là; son aqueduc romain lui est tombé dessus et nous avons été écrasés sous le poids. »
Timidement, j'osai lui offrir mes petites économies, je les aurais données de grand cœur, mais Tartarin a refusé.
« Merci, mon enfant, je pense que les armes, les curiosités, les plantes rares, feront assez d'argent. Si ça ne suffit pas, je vendrai la maison. Après, je verrai. Adieu, petit.... Tout ça n'est rien. »
Quelle philosophie !....
31 octobre. - Aujourd'hui j'ai eu une grande peine. Je servais à la pharmacie la femme Truphénus pour son enfant qui se plaint de lancées dans la tête, quand un grincement de roues sur la Placette m'a fait lever les yeux. J'avais reconnu les ressorts du grand carrosse de la douairière d'Aigueboulide. La vieille était dedans, sa perruche empaillée à côté d'elle, en face ma Clorinde avec une autre personne que je ne voyais pas bien, car le jour me venait contre, seulement un uniforme bleu, un képi brodé.
« Qui donc est avec ces dames?
- Mais le petit-fils de la douairière, le vicomte Charlexis d'Aigueboulide, qui est officier de chasseurs. Vous ne savez donc pas que Mlle Clorinde et lui doivent s'épouser le mois qui vient ? »
Ca m'a donné un coup! Je devais sembler la mort.
Et moi qui gardais encore un espoir.
« Oh ! tout à fait un mariage d'inclination, continuait ce bourreau de femme Truphénus.... Mais vous savez ce que nous disons ?... « Qui se marie par amour, bonne « nuit et mauvais jours. »
j'aurais bien voulu me marier ainsi, pécaïre !
5 novembre. - On a vendu hier chez Tartarin. Je n'y étais pas, mais Francquebalme, venu le soir à la pharmacie, m'a raconté la scène.
Il paraît que c'était navrant. La vente n'a rien fait. On vendait devant la porte, selon l'habitude de chez nous. Rien, pas un sou, et pourtant il était venu beaucoup de monde. Ces armes de tous les pays, flèches empoisonnées, sagaies, yatagans, revolvers, winchester à trente-deux coups, rien de rien.
Rien, les magnifiques peaux de lions de l'Atlas, rien l'alpenstock, son glorieux bâton de la Jungfrau, toutes ces richesses, ces curiosités, vrai musée de notre ville, vendues à des prix dérisoires... La foi perdue !
Et ce baobab dans son petit pot, qui, pendant trente ans, a fait l'admiration de la contrée! Quand on l'a mis sur la table, quand le crieur a annoncé « arbos gigentea, des villages entiers peuvent tenir sous son ombrage.... » il paraît qu'il y a eu un fou rire. De chez lui Tartarin les entendait, ces rires, en tournant dans son petit jardin avec deux amis. Il leur a dit sans amertume :
« Opérés de la cataracte, eux aussi, mes bons Tarasconnais. Ils y voient, maintenant; mais ils sont cruels. »
Le plus triste, c'est que la vente n'ayant pas produit assez, il a dû céder la maison aux des Espazettes, qui la destinent au jeune ménage.
Et lui, le pauvre grand homme, ou irat-il ? Passera-t-il le pont comme il en a vaguement parlé? Se réfugiera-t-il à Beaucaire prés de son vieil ami Bompart?
Pendant que Branque balme, debout au milieu de la pharmacie, me racontait ces épisodes sinistres, Bouquet, dans le fond, apparaissant à demi par l'entrebâillement de la porte avec ses enluminures ineffaçables, a lancé dans un rire de démon papoua :
« C'est bien fait!., c'est bien fait! » Comme si c'était Tartarin qui l'eût tatoué lui-même.
7 novembre. - C'est demain dimanche que mon bon maître doit quitter la ville et passer le pont.... Est-ce possible? Tartarin de Tarascon devenu Tartarin de Beaucaire!... Voyez, rien que pour l'oreille..., quelle différence!... Et puis ce pont, ce terrible pont à passer Je sais bien que Tartarin a franchi d'autres obstacles !... c'est égal, ce sont là de ces choses qui se disent dans la colère, mais qui ne se font pas. Je doute encore
Dimanche, 10 décembre. - Sept heures du soir. Je rentre navré; à peine la force de jeter ces quelques lignes.
C'est fait, il est parti, il a passé le pont.
Nous nous étions donné rendez-vous chez lui, à trois ou quatre, Tournatoire, Branquebalme, Baumevieille, puis Malbos, un ancien de la milice, qui nous a rejoints en route.
J'avais le cœur serré devant la détresse de ces murs nus, de ce jardin dépouillé. Tartarin n'a pas même regardé autour de lui.
C'est là ce que nous avons de bon, nous autres Tarasconnais, notre mobilité. Par elle, nous sommes moins tristes que les autres peuples.
Il a donné les clés à Branquebalme :
« Vous les remettrez au marquis des Espazettes. Je ne lui en veux pas de n'être pas venu, c'est tout naturel. Comme disait Bravida :
Amour du seigneur,
Amitié du verre,
Ils ont fait de nous,
Ils ne veulent plus nous voir. »
Et se tournant vers moi
« Tu en sais quelque chose, petit! »
Cette allusion à Clorinde m'a touché. Penser à moi au milieu de ces circonstances!
Une fois sortis, sur le cours, il faisait un vent terrible. Nous pensions tous en nous-mêmes : « Gare le pont, tout à l'heure! »
Lui ne semblait pas le moins du monde préoccupé. A cause du mistral, on ne voyait personne en ville; rencontré seulement la musique qui revenait de l'esplanade, les soldats, empêtrés de leurs instruments, retenant d'une main les pans de leurs capotes que le vent envolait.
Tartarin parlait lentement, en marche au milieu de nous comme pour une promenade. Il nous entretenait de lui, rien que de lui, ainsi qu'à son habitude.
« Moi, voyez-vous, j'ai le mal des gens de chez nous. Je me suis trop nourri de regardelle... »
A Tarascon nous appelons regardelle tout ce qui tente les yeux, dont nous avons envie et que la main n'atteint pas. C'est la nourriture des rêveurs, des gens d'imagination. Et Tartarin disait vrai, personne plus que lui n'a consommé de regardelle
Comme je portais le sac, le carton àchapeau, le pardessus de mon héros, je marchais un peu derrière, je n'entendais pas tout. Des mots m'échappaient dans le vent qui redoublait à mesure qu'on approchait du Rhône. J'ai compris qu'il disait n'en vouloir à personne et parlait de son existence avec une douce philosophie.
« .. Ce gueusard de Daudet a écrit de moi que j'étais un Don Quichotte dans la
peau de Sancho.... Il a dit vrai. Ce type de Don Quichotte soufflé, douillet, empoté dans sa graisse et toujours inférieur à son rêve, est assez fréquent à Tarascon et dans sa banlieue. »
Un peu plus loin, à un tournant de traverse, nous avons vu fuir le dos d'Excourbaniès, qui, en passant devant le magasin de l'armurier Costecalde, nommé de ce matin conseiller municipal de la ville, criait à toute gorge : « Ah! ah !... Fen dè brut!... Vive Costecalde ! »
« Même à celui-là, je ne lui en veux, pas, a dit Tartarin. Pourtant cet Excourbaniès représente le plus horrible côté du Midi tarasconnais. Je ne parle pas de ses cris, quoiqu'il brame vraiment plus que de raison, mais de cet épouvantable désir de plaire, d'être aimable, qui l'amène aux plus abjectes lâchetés. Il est devant Costecalde :
« Au Rhône Tartarin ! » Il serait avec moique, pour me flatter, il en crierait autant de Costecalde. A part ça, mes enfants, jolie race, la race tarasconnaise, et sans elle la France depuis longtemps serait morte de pédantisme et d'ennui. »
Nous arrivions au Rhône; devant nous un couchant triste, quelques nuages très haut. Le vent semblait se calmer, tout de même le pont n'était pas rassurant. On s'arrêta à l'entrée et il ne nousdemanda pas d'aller plus loin.
« Allons, adieu, mes enfants.... »
On s'embrassa; il commença par Baumevieille, le plus âgé, et finit par moi. Je pleurais, tout ruisselant, sans pouvoir m'essuyer, car j'avais toujours la mallette et le pardessus, et je peux dire que le grand homme a bu mes larmes.
Emu lui-même, il prit ses effets, carton d'une main, pardessus sur le bras, la mallette de l'autre main, et comme Tournatoire lui disait :
« Surtout, Tartarin. soignez-vous bien.... Climat malsain, Beaucaire.... Petite soupe à l'ail... n'oubliez pas. »
Il répondit en clignant de l'œil :
« N'ayez peur... Vous savez le proverbe de la vieille : Au plus la vieille allait, - au plus elle apprenait, - et pour ce, mourir ne voulait. Je ferai comme elle. »
Nous le vîmes s'éloigner sous les arceaux; un peu lourd, mais à bon pas. Le pont tanguait horriblement. Deux ou trois fois il s'arrêta à cause de son chapeau qui partait. Nous lui criions de loin, sans avancer :
« Adieu, Tartarin ! »
Lui ne se retournait pas, ne disait rien, trop ému ; seuIement, avec le carton à chapeau il nous faisait signe aussi, par derrière :
« Adieu... Adieu... »
Trois mois après. -Dimanche soir- je rouvre ce Mémorial depuis longtemps interrompu, ce vieux registre vert, que je laisserai à mes enfants, si j'en ai
jamais, usé aux coins, commencé à cinq mille lieues de France, qui m'a suivi sur les mers, en prison, partout. Un peu d'espace m' y reste, j'en profite pour consigner le bruit qui courait en ville, ce matin :
Tartarin a cessé de vivre!
On n'avait plus de ses nouvelles depuis trois mois. Je savais qu'il demeurait à Beaucaire, près de Bompard, qu'il l'aidait à garder le champ de foire et à conserver le château. Métiers de regardelIe, en somme, ces métiers-là. Bien souvent, me languissant de mon bon maître, je m'étais proposé de l'aller voir, mais ce diable de pont me retenait toujours.
Une fois, regardant du côté du château de Beaucaire, là-haut, tout en haut, je me figurai voir quelqu'un qui braquait une lorgnette vers Tarascon. Ça avait l'air de Bompard. Il disparut, entra dans la tour et revint avec un autre, très gros, qui semblait Tartarin. Celui-ci prit la lunette, lui aussi, et la lâcha pour faire aller ses bras en signe de connaissance; mais c'était si loin, si petit, si vague, que je n'eus pas l'émotion que j'aurais cru ressentir.
Ce matin, tout angoissé sans savoir pourquoi, je suis sorti en ville, pour ma barbe, comme tous les dimanches, et j'ai été frappé de voir le ciel voilé, roux, un de ces ciels sans lumière qui mettent en valeur les arbres, les bancs, les trottoirs, les maisons. J'en ai fait la remarque en entrant chez Marc-Aurèle, le barbier.
« Quel drôle de soleil! Il ne chauffe pas, n'éclaire pas... Est-ce qu'il y a une éclipser ?
- Comment, monsieur Pascalon, vous ne le savez pas ?... Elle est annoncée depuis le premier du mois. »
Et en même temps qu'il me tenait par le nez avec le rasoir tout près :
« Et la nouvelle, vous la connaissez, dites?... Il paraîtrait que notre grand homme n'est plus de ce monde.
- Quel grand homme? »
Quand il nomma Tartarin, d'un peu plus je me coupais avec son rasoir.
« Voilà ce que c'est de se dépatrier!... Il n'a pas pu vivre sans Tarascon... »
Marc-Aurèle le barbier ne croyait pas dire si juste.
Sans Tarascon et sans la gloire, c'était sur qu'il ne pourrait pas vivre.
Pauvre bon maître ! pauvre Tartarin !... Tout de même, cette coïncidence... une éclipse le jour de sa mort!
Et quel drôle de peuple que le nôtre! Je parie bien qu'en ville la nouvelle leur a fait de la peine à tous, mais ils ont affecté de prendre la chose très à la légère.
Tout ça, parce que depuis l'affaire de Port-Tarascon, qui les a montrés si emballés, si exagérés, les Tarasconnais veulent paraitre très rassis, très maîtres d'eux-mêmes, corrigés pour toujours.
Eh bien, la vérité, c'est que nous ne sommes pas corrigés le moins du monde;
seulement, au lieu de mentir en delà nousmentons en deçà.
Nous ne disons plus : « Hier aux arènes on était plus de cinquante mille, au moins. » Mais : « Aux arènes, hier, si l'on était une demi-douzaine, c'est tout le bout du monde. »
De l'exagération tout de même.
PS : Dactylographié d'après l'édition originale par Mme Dominique JAMAIGNE (†).
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