Port Tarascon Livre II
LIVRE DEUXIEME
Chapitre Ι
Mémorial de Port-Tarascon
Journal rédigé
Par le Secrétaire PASCALON
Où se trouve consigné tout ce qui a été dit et fait
dans la colonie libre
sous le Gouvernement de Tartarin
20 décembre 1881. -- J'entreprends de consigner sur ce registre les principaux événements de la colonie.
J'aurai du mal, avec toute la besogne qui m'incombe déjà : directeur du secrétariat, tant de paperasses administratives, et puis, dès que j'ai une minute, quelques vers provençaux brouillonnés à la hâte, car il ne faut pas que les fonctions officielles tuent le Félibre en moi.
Enfin j'essayerai, et ce sera curieux, un jour, de lire ces débuts de l'histoire d'un grand peuple. Je n'ai parlé à personne du travail que je commence aujourd'hui, pas même au Gouverneur.
A noter d'abord la bonne tournure des affaires depuis huit jours que le Tutu-panpan est parti. On s'installe. Le drapeau de Port-Tarascon, qui porte la Tarasque écartelée sur les couleurs françaises, flotte au sommet du blockhaus.
C'est là qu'est établi le Gouvernement, c'est-à-dire notre Tartarin, les directeurs et les bureaux. Les directeurs célibataires, comme moi, M. Tournatoire, directeur de la santé, et le Père Bataillet, grand chef de l'artillerie et de la marine, sont logés au Gouvernement, et mangent à la table de Tartarin. M. Costecalde et M. Excourbaniès, qui sont mariés, mangent et couchent en ville.
Nous appelons en villela grande maison que les charpentiers du Tutu-panpan ont remise en état. On a fait tout autour une sorte de boulevard, auquel on a donné le nom de Tour-de-Ville, comme à Tarascon. L'habitude est déjà prise parmi nous. On dit « Nous irons en ville, ce soir.... Etes-vous allé en ville, ce matin ? Si nous allions en ville ?... » Et cela semble tout naturel.
Le blockhaus est séparé de la ville par un ruisseau que nous appelons le Petit-Rhône. De mon bureau, quand la fenêtre est ouverte, j'entends les battoirs des laveuses, toutes penchées le long de la berge, leurs chants, leurs appels en ce parler provençal si coloré, si pimpant, et je peux me croire encore au pays.
Une seule chose me gâte le séjour du Gouvernement : la poudrière. On nous a laissé une grande quantité de poudre déposée dans le sous-sol avec des provisions de diverse nature, ail, conserves, liquides, réserves d'armes, d'instruments et d'outils; le tout soigneusement cadenassé; mais c'est égal, de penser qu'on a là, sous les pieds, une si grande quantité de matières combustibles et explosibles, la peur vous prend, surtout la nuit.
25 septembre. - Hier, Mme Excourbaniès s'est heureusement accouchée (1) d'un gros garçon, le premier citoyen inscrit sur les registres d'état-civil de Port-Tarascon. Il a été baptisé en grande cérémonie à Sainte-Marthe des Lataniers, notre petite église provisoire construite en bambous et à toiture de larges feuilles.
J'ai eu le bonheur d'être parrain et d'avoir pour commère Mlle Clorinde des Espazettes, bien un peu grande pour moi, mais si jolie, si bravette sous les taches de lumière qui filtraient àtravers le treillis de bambous et les feuilles mal jointes du toit!
(1) Locution tarasconnaise. Le Mémorial en fourmille; on n'a pas cru devoir y retoucher.
Toute la ville se trouvait là. Notre bon Gouverneur a prononcé de belles paroles qui nous ont tous émus, et le Père Bataillet a raconté une de ses plus jolies légendes.
Partout, ce jour-là, les travaux ont été suspendus, comme un jour de fête. Après le baptême, promenade sur le Tour-de-Ville. Tout le monde était en joie; il semblait que le nouveau-né apportât de l'espoir et du bonheur à la colonie. Le Gouvernement a fait distribuer double ration de thon et de pains-poires ; et sur toutes les tables, le soir, fumait un plat d'extra. Nous autres, nous avions mis rôtir un porc sauvage tué par le marquis, le premier fusil de l'île après Tartarin.
Le diner fini, resté seul avec mon bon maître, je le sentais si affectueux, si paternel, que je lui ai avoué mon amour pour Mlle Clorinde. Il a souri, il le connaissait et m'a promis d'intervenir, plein de paroles encourageantes.
Malheureusement, la marquise est une d'Escudelle de Lambesc, très fière de ses origines, et moi rien qu'un simple roturier. De bonne famille, sans doute, rien à nous reprocher, mais ayant toujours vécu bourgeois. J'ai aussi contre moi ma timidité, mon léger bégayement. Je commence en plus à me déplumer un peu dans le haut.... Il est vrai que la direction du secrétariat à mon âge!...
Ah ! s'il n'y avait que le marquis ! Lui pardi! pourvu qu'il chasse.... Ce n'est pas comme la marquise, avec ses quartiers.
Pour vous donner une idée de son orgueil, à cette personne, tout le monde, en ville, se réunit le soir dans le salon commun. C'est très gentil; les dames font leur tricot, les hommes leur partie de whist. Mme des Espazettes , elle, trop fière, reste avec ses filles, dans leur cabine tellement étroite que , quand ces dames se changent de robe, elles ne peuvent le faire que l'une après l'autre.
Hé bien, la marquise aime mieux passer ses soirées là, recevoir chez elle, offrir aux invités qui ne savent où s'asseoir des infusions de tilleul ou de camomille, plutôt que de se mêler avec tout le monde, par horreur de la rafataille. C'est pour vous dire!
Enfin, malgré tout, j'ai encore de l'espoir.
29 septembre. - Hier, le Gouverneur est descendu en ville. Il m'avait promis de parler de mon affaire et de me savoir à dire quelque chose en remontant. Vouspensez si je l'attendais avec impatience ! Mai, au retour, il ne m'a ouvert la bouche de rien.
Pendant le déjeuner il était nerveux ; en causant avec son chapelain, il lui est échappé de dire « Différemment, nous manquons un peu trop de ratataille à Port-Tarascon ... »
Comme Mme des Espazettes de Lambesc a toujours ce mot méprisant de rafataille aux lèvres, j'ai pensé qu'ill'avait vue et que ma demande n'était pas accueillie, mais je n'ai pu savoir la vérité, car tout de suite le Gouverneur s'est mis à parler du rapport du directeur Costecalde au sujet des cultures.
Désastreux, ce rapport. Essais infructueux : ni maïs, ni blé, ni pommes de terre, ni carottes, rien ne vient. Pas d'humus, pas de soleil, trop d'eau, un sous-sol imperméable, toutes les semences noyées. Bref, ce qu'avait annoncé Bézuquet, et plus sinistre encore !
Il faut dire que le directeur des cultures fait peut-être exprès de pousser les choses au pire, de les présenter sous leur plus mauvais jour. Un si mauvais esprit, ce Costecalde ! Toujours jaloux de la gloire de Tartarin et animé contre lui d'une haine sournoise.
Le Révérend Père Bataillet, qui n'y va pas par quatre chemins, demandait carrément sa destitution, mais le Gouverneur lui a répondu avec sa haute raison et sa modération habituelles : « Pas d'emballement... » Puis, en sortant de table, il est entré dans le cabinet de Costecalde et lui est venu comme ça, très calme :
« Et autrement, monsieur le Directeur ces cultures ? »
L'autre a répondu sans se bouger, aigrement :
« J'ai adressé mon rapport à monsieur le Gouverneur.
--Voyons, voyons. Costecalde, il est un peu sévère, votre rapport! »
Costecalde devint tout jaune.
« Il est comme il est, et si ça vous fâche... »
Sa voix sonnait l'insolence, mais Tartarin se contint à cause des assistants.
« Costecalde, fit-il avec deux flammes dans ses petits yeux gris, je vous dirai deux mots quand nous serons seuls. »
C'était terrible, j'en avais la sueur qui me coulait....
3o septembre. - C'est bien ce que je craignais, ma demande a été repoussée par les des Espazettes. Je suis de trop petite extraction. On m'autorise àvenir comme autrefois, mais défense d'espérer....
Qu'espèrent-ils donc eux-mêmes ?... Ils sont seuls de nobles dans la colonie. A qui comptent-ils donner leur fille. Ah! Monsieur le marquis vous en agissez bien mal avec moi...
Que faire ?... Quel parti prendre ?... Clorinde m'aime, je le sais; maïs elle est trop sage pour s'enlever avec un jeune homme et partir se marier dans quelque autre pays.... Le moyen d'abord, puisque nous sommes dans une îIe, sans communications avec le dehors !
Encore j'aurais compris leur refus, quand je n'étais qu'élève en pharmacie. Mais aujourd'hui, avec ma position, mon avenir....
Combien d'autres s'estimeraient heureuses de ma recherche! Sans aller bien loin, cette petite Branquebalme, bonne musicienne, qui joue le piano, qui apprend ses sœurs, en voilà une dont les parents seraient enchantés si je levais seulement un doigt!
Ah! Clorinde, Clorinde.... Finis, les jours de bonheur !... Et pour m'achever, la pluie tombe depuis ce matin, tombe sans arrêt, rayant tout, noyant tout, mettant un voile gris sur les choses.
Bézuquet n'avait pas menti. Il pleut, à Port-Tarascon, il pleut... La pluie vous entoure de partout, vous enferme comme dans un grillage serré de cage à cigales. Plus d'horizons. La pluie, rien que la pluie. Elle inonde la terre, elle crible la mer, qui mêle à la pluie tombante une pluie remontante d'éclaboussures et d'embruns....
3 octobre. - Le mot du Gouverneur était juste nous manquons un peu trop de rafataille! Moins de quartiers de noblesse, moins de grands dignitaires, et quelques plombiers, maçons, couvreurs, charpentiers de plus, tout irait mieux dans la colonie.
Cette nuit, avec la pluie continue, ses trombes d'eau irrésistibles, le toit de la grande maison a crevé et une inondation s'est produite en ville au Gouvernement.
Les bureaux se sont rejeté la responsabilité des uns aux autres. Les cultures ont dit que l'affaire regardait le secrétariat, le secrétariat soutenait que c'était une question relevant de la santé; celle-ci a renvoyé les plaignants à la marine parce qu'il s'agissait de travaux de charpente.
En ville, ils s'en prenaient à l'État de choses, et ne décoléraient pas.
Pendant ce temps, la fissure s'élargissait, l'eau tombait en cascade du toit, et dans toutes les cabines on ne voyait que des gens avec des parapluies ouverts, qui se chamaillaient, criaient, accusaient le Gouvernement, inondés et furieux.
Heureusement que nous n'en manquons pas, de parapluies ! Dans nos pacotilles d'objets pour échanges avec les sauvages, il y en avait une grande quantité, presque autant que de colliers de chiens.
Pour en finir avec l'inondation, c'est une fille AIric, au service de Mlle Tournatoire, qui a échelé le toit et cloué dessus une feuille de zinc empruntée au magasin. Le Gouverneur m'a chargé de lui écrire une lettre de félicitations.
Si je consigne ici l'incident, c'est parce que dans cette circonstance la faiblesse de la colonie m'est apparue.
Administration excellente, zélée, compliquée même, et bien française; mais, pour coloniser, les forces manquent : plus de paperasses que de bras.
Je suis aussi frappé d'une chose, c'est que chacun de nos gros bonnets se trouve chargé de la besogne à laquelle il était le moins apte et préparé. Voilà l'armurier Costecalde qui a passé sa vie au milieu des pistolets, des Lefaucheux, de tous les engins de chasse, il est directeur des cultures. Excourbaniès n'avait pas son pareil pour fabriquer le saucisson d'Arles, hé bien, depuis l'accident de Bravida, on l'a fait directeur de la guerre et chef des milices. Le Père Bataillet a pris l'artillerie et la marine, parce qu'il a l'humeur belliqueuse, mais en définitive, ce qu'il sait le mieux encore, c'est dire la messe et raconter des histoires.
En ville, la même chose. Nous avons là un tas de braves gens, petits rentiers, marchands de rouennerie, épiciers, pâtissiers, qui possèdent des hectares et ne savent qu'en faire, n'ayant pas la moindre notion de culture.
Je ne vois guère que le Gouverneur qui connaisse vraiment son affaire. Ah! celui-là, il sait tout, il a tout vu, tout lu, se représente surtout les choses avec une vivacité !... Malheureusement, il est trop bon et ne veut jamais croire au mal. Ainsi encore maintenant il a confiance au Belge, à ce scélérat, à cet imposteur de duc de Mons; il espère encore le voir arriver avec des colons, des provisions, et tous les jours quand j'entre dans sa chambre, son premier mot est : « Pas de navire en vue, ce matin, Pascalon ?.. »
Et dire qu'un homme aussi bienveillant, un si excellent Gouverneur, a des ennemis ! Oui, des ennemis déjà. Il le sait et ne fait qu'en rire. C'est tout naturel qu'on m'en veuille, me dit-il quelquefois, puisque je suis l'Etat de choses. »
13 octobre. - Passé la matinée à établir un tableau de recensement que je donne ici. Ce document sur l'origine de la colonie aura cela d'intéressant qu'il a été dressé par un des fondateurs, un des ouvriers de la première heure.
En regard de chaque nom, miss une petite note afin de bien connaître ceux qui sont pour ou contre le Gouverneur. Ne figurent sur cette liste ni les femmes ni les enfants, parce qu'ils ne votent pas.
Colonie de Port-Tarascon
TABLEAU DE RECENSEMENT
10 octobre. - Le marquis des Espazettes et quelques adroits tireurs, ne pouvant plus sortir à cause de la pluie, avaient imaginé d'installer des cibles en vieilles boites de fer-blanc, récipients de conserves de thon, de sardines ou de pains-poires, et toute la journée ils tiraient là-dessus par les fenêtres.
Nos anciens chasseurs de casquettes, maintenant que casques et casquettes sont trop difficiles à renouveler, passaient ainsi chasseurs de conserves. Excellent exercice en soi. Mais Costecalde ayant persuadé au Gouverneur que cela entraînait un trop grand gaspillage de poudre, un décret vient de paraitre interdisant le tir des boites. Les chasseurs de conserves sont furieux, la noblesse boude; seuls Costecalde et sa bande se frottent les mains.
Mais enfin que peut on lui reprocher, à notre pauvre Gouverneur? Ce scélérat de Belge l'a trompé comme nous. Est-ce de sa faute s'il pleut toujours, si l'on ne peut pas faire courir des bœufs à cause du mauvais temps?
C'est comme un sort sur ces malheureuses courses, que nos Tarasconnais se réjouissaient tant de trouver ici; on avait amené tout exprès quelques vaches et un taureau de Camargue, le Romain, fameux dans les fêtes votives du Midi.
A cause des pluies, qui ne permettaient pas de les laisser au pâturage, on tenait les bêtes dans une écurie, mais voilà que, sans qu'on sache comment. - je ne serais pas étonné qu'il y ait encore du Costecalde là- dessous, - le Romain s'est échappé.
Maintenant il bat la forêt, il est devenu sauvage, un vrai bison. Et c'est lui qui met en fuite et fait courir le monde, au lieu qu' non le fasse courir.
Est-ce encore la faute de notre Tartarin ?..
Chapitre IΙ
Les courses de taureaux à Port-Tarascon.-
Aventures et combats. - Arrivée du roi Négonko et de sa fille Likiriki.
Tartarin frotte son nez contre le nez du roi. - Un grand diplomate.
Jour par jour, page à page, avec la minutie des grises rayures de la pluie, avec la monotonie terne et désespérante de son embue sur la rade, le Mémorial que nous avons sousles yeux continue la chronique de la colonie; mais, craignant de fatiguer le lecteur, nous allons résumer le journal de l'ami Pascalon.
Les rapports se tendant de plus en plus entre la ville et le Gouvernement, pour essayer de rattraper sa popularité Tartarin décida d'organiser enfin les courses de taureaux, pas avec le Romain, bien entendu, qui tenait toujours le maquis, mais avec les trois vaches qui restaient.
Bien étiques, bien maigres, ces trois malheureuses Camarguaises habituées au plein air, au grand soleil, et recluses dans une humide et sombre écurie depuis leur arrivée à Port-Tarascon ! N'importe ! Cela valait mieux que rien.
D'avance, sur un terrain de sable au bord de la mer où s'exerçait la milice d'habitude, une estrade avait été dressée, le cirque établi au moyen de piquets et de cordes tendues.
On profita d'une entre-lueur de beau temps, et l'Etat de choses, chamarré, entouré de ses dignitaires en grand costume, prit place sur l'estrade, pendant que colons, miliciens, leurs dames, demoiselles et servantes, se tassaient autour des cordes, et que les petits couraient dans le rond en criant « Té !.. té!... les bœufs... »
Oubliés en ce moment les ennuis des longs jours pluvieux, oubliés les griefs contre le Belge, le sale Belge « Té !.. té!... les bœufs... » rien que ce cri les grisait tous de joie.
Soudain un roulement de tambours. C'était le signal. Le cirque envahi se vida en un clin d'œil et une des bêtes entra dans la lice, accueillie par de frénétiques hourras. Elle n'avait rien de terrible. Une pauvre vache efflanquée, effarée, qui regardait autour d'elle de ses gros yeux déshabitués de la lumière; elle se planta au milieu du cirque et ne bougea plus, avec un long meuglement plaintif, son flot de rubans entre les cornes, jusqu'à ce que la foule indignée l'eût chassée de l'arène à coups de triques.
Pour la seconde vache, ce fut bien une autre affaire. Rien ne put la décider à sortir de l'écurie. On eut beau la pousser, la tirer, par la queue, parles cornes, lui piquer le museau d'une pointe de trident, impossible de luifaire passer la porte.
Alors, voyons la troisième. On la disait très méchante, celle-là, très excitée. En effet, elle entra dans le cirque au galop, creusant le sable de ses pieds fourchus, se fouettant les flancs de sa queue, distribuant les coups de tête à droite et à gauche..., Enfin on allait avoir une belle course !... Pas plus ! La bête prend son élan, franchit la corde, écarte la foule de ses cornes baissées, et court tout droit se jeter dans la mer.
De l'eau jusqu'au jarret, puis jusqu'au garrot, elle avançait, avançait toujours. Bientôt on ne vit plus que ses naseaux, le croissant de ses deux cornes au-dessus de la mer. Elle resta là ? jusqu'au soir, sinistre, silencieuse et toute la colonie, du rivage, l'injuriait, la sifflait, lui jetait des pierres, sifflets et huées dont le pauvre Etat de choses, descendu de son estrade, avait bien aussi sa part.
Les courses manquées, il fallait un dérivatif à la mauvaise humeur générale ; le meilleur fut la guerre, une expédition contre le roi Négonko. Le drôle, depuis la mort de Bravida, de Cambalalette, du père Vezole et de tant d'autres braves Tarasconnais, s'était enfui avec ses Papouas, et dès lors on n'avait plus entendu parler de lui. Il habitait, disait-on, dans une île voisine, à deux ou trois lieues au large, dont on distinguait les lignes confuses par les jours clairs, mais invisible la plupart du temps derrière l'horizon embrumé de pluies continuelles. Tararin, d'humeur pacifique, avait longtemps reculé devant une expédition, mais cette fois la politique le décida.
La chaloupe mise en état, réparée, approvisionnée, ornée à l'avant de la coulevrine servie par le Père Bataillet et son sacristain Galoffre, vingt miliciens bien armés embarquèrent sous les ordres d'Excourbaniès et du marquis des Espazettes, et on matin on prit la mer.
Leur absence dura trois jours, qui parurent bien longs à la colonie. Puis, vers la fin du troisième jour, un coup de coulevrine entendu au large amena tout le monde sur le rivage, et l'on vit arriver la chaloupe, ses voiles dehors, l'avant relevé, d'une allure rapide, comme poussée par un vent de triomphe.
Avant même qu'elle eût atteint la plage, les cris joyeux de ceux qui la montaient, le fen dé brut d'Excourbaniès, annonçaient de loin le succès complet de l'expédition.
On avait tiré une vengeance éclatante des cannibales, brûlé des tas de villages, tué au dire de chacun des milliers de Papouas. Le chiffre variait, mais toujours énorme; les récits aussi différaient; le certain, c'est qu'on ramenait cinq ou six prisonniers de marque, parmi lesquels le roi Négonko lui même et sa fille Likiriki, conduits au Gouvernement au milieu des ovations que la foule faisait aux vainqueurs.
Les miliciens défilaient, portant, comme les soldats de Christophe Colomb au retour de la découverte du Nouveau-Monde, toutes sortes d'objets étranges, plumes éclatantes, peaux de bêtes, armes et défroques de sauvages.
Mais on se pressait surtout sur le passage des prisonniers. Les bons Tarasconnais les examinaient avec une curiosité haineuse. Le Père Bataillet avait fait jeter sur leur nudité moricaude quelques couvertures dont
ils s'enveloppaient à demi; et de les voir ainsi affublés, de se dire qu'ils avaient mangé le Père Vezole, le notaire Cambalalette et tant d'autres, on sentait le même frémissement de répulsion que devant des boas de ménagerie digérant sous les plis de leur litière de laine.
Le roi Négonko marchait le premier, long vieux noir au gros ventred'enfant de lait, coiffé comme d'une calotte par une chevelure crépue et toute blanche, une pipe en terre rouge deMarseille pendue à son bras gauche par une ficelle. Près de lui la petite Likiriki, aux yeux luisants de diablotin, parée de colliers de corail et de bracelets de coquillages roses. Après eux de grands singes noirs à longs bras, grimaçant d'horribles sourires à dents pointues.
On se permit d'abord quelques plaisanteries, on disait : « Voilà de l'ouvrage pour Mlle Tournatoire », et la bonne vieille demoiselle, reprise par son idée fixe, songeait, en effet, à habiller tous ces sauvages; mais la curiosité se tourna bientôt en fureur au souvenir des compatriotes mangés par les cannibales.
Des clameurs : « A mort ... à mort !... zou !... » se firent entendre. Excourbaniès, pour se donner l'air plus militaire, avait repris le mot de Scrapouchinat et criait «qu'il fallait les fusiller tous comme des singes verts! »
Tartarin se tourna vers lui, et du geste arrêtant ce furieux : « Spiridion, dit-il, respectons les lois de la guerre. »
Ne vous extasiez pas trop cette belle parole masquait un acte politique.
Défenseur acharné du duc de Mons, au fond Tartarin gardait un doute. Si tout de même il avait eu affaire à un filou ! Le traité que de Mons disait avoir passé avec le roi Négonko pour l'achat de I 'île serait alors faux comme le reste, le territoire ne leur appartiendrait pas. Les bons pour hectares ne seraient que des papiers sans valeur.
Aussi le Gouverneur, bien loin de songer à fusiller ses prisonniers comme des « singes verts ». fit-il au roi papoua une réception solennel le.
Il savait comment S'y prendre, ayant lu tous les récits des navigateurs, connaissant par cœur Cook, Bougainville, d'Entrecasteaux.
Il s'approcha du roi et frotta son nez contre le sien. Le sauvage parut très surpris, car cet usage n'existait plusdepuis longtemps chez ces peuplades. Pourtant le roi se laissa faire, croyant sans doute à quelque tradition tarasconnaise; et les autres prisonniers, voyant cela, même la petite Likiriki qui n'avait qu'un petit nez de chat, presque pas de nez du tout, voulurent absolument exécuter la même cérémonie avec Tartarin.
Quand on se fut bien frotté le nez, il s'agit d'entrer en communication par la parole avec ces animaux. Le Père Bataillet leur parla d'abord son papoua de par là-bas, mais comme ce n'était pas le papoua de par ici, naturellement ils n'y comprirent goutte. Cicéron Branquebalme, qui savait à peu près l'anglais, essaya de cette langue. Excourbaniès leur bredouilla quelques mots d'espagnol, mais sans plus de succès l'un que l'autre.
« Faisons-les toujours manger, » dit alors Tartarin.
On ouvrit quelques boites de thon. Cette fois les sauvages comprirent, se jetèrent aussitôt sur les conserves, et les dévorèrent gloutonnement, vidant les boites, les nettoyant jusqu'au fondavec leurs doigts ruisselants d'huile. Puis, après de larges lampées d'eau-de-vie qu'il semblait aimer tout particulièrement, le roi, àla grande stupeur de Tartarin et des autres, entonna d'une voix rauque :
Dé brin o dé bran
Cabussaran
Dou fenestroun
De Tarascoun
Dedins lou Rose
Cette chanson tarasconnaise éructée par ce sauvage aux lèvres lippues, aux dents noires de bétel, prenait une physionomie fantastique et féroce. Mais comment Négonko savait-il le tarasconnais ?
Après un moment de stupéfaction, on s'expliqua.
Pendant les quelques mois de voisinage avec les infortunés passagers de la Farandole et du Lucifer,les Papouas avaient appris le parler des bords du Rhône; ils le dénaturaient bien un peu mais, les gestes aidant, on pouvait parvenir à s'entendre.
Et l'on s'entendit.
Interrogé au sujet du duc de Mons, le roi Négonko déclara que de ce blanc, ni de qui que ce fût de semblable jamais de sa vie il n'avait entendu parler ;
Pareillement que l'île n'avait jamais été vendue ;
Pareillement qu'il n'avait jamais eu de traité.
Jamais de traité !... Tartarin, sans s'émouvoir, en fit préparer un, séance tenante.
L'érudit Branquebalme collabora pour beaucoup à la rédaction sévère et minutieuse de ce document. Il y mit toute sa connaissance de la loi, trouva de nombreux « attendu que... » et avec son ciment romain en fit un tout solide et compact.
Le roi Négonko cédait l'île de Port-Tarascon moyennant un baril de rhum, dix livres de tabac, deux parapluies de cotonnade et une douzaine de colliers de chiens.
Un codicille ajouté au traité autorisait Négonko, sa fille et ses compagnons à s'installer sur la côte occidentale de l'île, cette partie où l'on n'allait jamais à cause du Romain, le fameux taureau devenu bison, la seule bête dangereuse de la colonie.
Tout cela conclu en conférence secrète et enlevé en quelques heures.
Ainsi, grâce à l'habileté diplomatique de Tartarin, les bons d'hectares se trouvèrent valables, et représentèrent réellement quelque chose, ce qui ne leur était jamais arrivé.
Chapitre IIΙ
Il pleut toujours.- Invasion de maladies aqueuses.- La soupe à l'ail. - Ordre du gouverneur.- L'ail va manquer! - L'ail ne manquera pas. - Le baptême de Likiriki..
Cependant toujours la mouillure, toujours le ciel gris et l'eau qui tombait, qui tombait.... Le matin, en ville, on voyait s'entrouvrir les fenêtres, des mains se tendre dehors :
« Il pleut.
- Il pleut!... »
Il pleuvait continuellement, comme dans les récits de Bézuquet.
Pauvre Bézuquet ! Malgré tant de misères endurées avec ceux de la Farandole et du Lucifer, il était resté à Port-Tarascon n'osant retourner en terre chrétienne à cause de son tatouage. Redevenu pharmacien et aide-major de classe très infime sous les ordres de Tournatoire, l'ancien gouverneur provisoire aimait encore mieux cela que d'exhiber dans les pays civilisés sa figure monstrueuse et ses mains toutes piquetées et carminées. Seulement il se vengeait de ses malheurs en faisant à ses compagnons les prédictions les plus sinistres. S'ils se plaignaient de la pluie, de la boue, de la moisissure , il haussait les épaules :
« Attendez un peu... Vous en verrez bien d'autres ! »
Et il ne se trompait pas. De vivre ainsi toujours trempés, par là-dessus le manque de viandes fraîches, beaucoup tombèrent malades.
Les vaches étaient depuis longtemps mangées. On ne comptait plus sur les chasseurs, quoiqu'il y eût parmi eux des tireurs très adroits, tels que le marquis des Espazettes, et tous pénétrés des principes de Tartarin, deux temps pour la caille, trois temps pour la perdrix.
Le diable, c'est qu'il n'y avait ni perdrix, ni cailles, ni rien de semblable, pas même de goélands ni de mouettes, aucun oiseau de mer n'abordant jamais ce côté de l'île.
On ne rencontrait dans les excursions de chasse que quelques porcs sauvages, mais si rares ou des kangourous, d'un tir très difficile à cause de leurs bonds sautillants.
Tartarin ne pouvait dire au juste combien il fallait compter pour cet animal. Un jour le marquis des Espazettes l'interrogeant à ce sujet, il répondit un peu au hasard :
« Comptez six, monsieur le marquis.... »
Des Espazettes compta six et n'attrapa rien qu'un gros rhume sous la pluie à torrents et indiscontinue.
« Il faudra que j'y aille moi-même, » dit Tartarin; mais il remettait toujours la partie, à cause du mauvais temps, et la venaison se faisait de plus en plus rare. Certainement les gros lézards n'étaient pas mauvais, mais à force d'en manger on prenait en horreur cette chair blanche et fade, dont le pâtissier Bouffartigue faisait des conserves, d'après les procédés des Pères-Blancs.
A cette privation de viande fraîche s'ajoutait le manque d'exercice. Que faire dehors, sous cette pluie, dans les flaques de boue qui les entouraient ?
Noyé. sombré, le Tour-de-VilIe !
Quelques vaillants colons, Escarras, Douladour, Mainfort, Roquetaillade, partaient parfois malgré l'averse pour aller bêcher la terre ; remuer leurs hectares, acharnés à des essais de plantations qui produisaient des choses extraordinaires : dans la chaleur humide de cette terre toujours trempée, les céleris en une nuit devenaient des arbres gigantesques, et d'un dur ! Les choux aussi prenaient un développement phénoménal, mais tout en tiges, longues comme des fûts de palmiers; quant aux pommes de terre et aux carottes, il fallait y renoncer.
Bézuquet l'avait bien dit : rien ne venait ou tout venait trop.
A ces causes multiples de démoralisation, joignez le mal d'ennui, le souvenir de la patrie si lointaine, le regret des chauds cagnards (1) tarasconnais, le long des vieux remparts dorés de lumière, et ne vous étonnez pas si le nombre des malades augmentait chaque jour.
Heureusement pour eux que le directeur de la santé Tournatoire ne croyait pas à la pharmacopée, et au lieu de droguer, de poutringuer ses malades comme Bézuquet, leur ordonnait « une bonne petite soupe à l'ail».
Et pas à dire: « mon bel ami! » jamais il ne manquait son coup. Vous aviez des gens tout gonflés, sans voix ni souffle, qui demandaient déjà le prêtre et le notaire. Arrivait la petite soupe à l'ail, trois gousses dans un petit pot, trois cuillerées de bonne huile d'olive avec une rôtie dessus, et ces gens qui ne pouvaient plus parler commençaient par dire :
« Outre!,., ça sent bon.... »
Rien que l'odeur les revenait tout de suite.
Ils prenaient une assiette, deux assiettes, et à la troisième les voilà debout, désenflés, la voix naturelle, puis le soir au salon faisant leur partie de whist. Disons aussi que c'étaient tous des Tarasconnais.
Une seule malade, et malade de marque, la très haute dame des Espazettes née de l'Escudelle de Lambesc, avait refusé le remède de Tournatoire. Bon pour la rafataille, la soupe à l'ail, mais quand on descend des croisades !... Elle ne voulait pas plus en entendre parler que du mariage de Clorinde avec Pascalon. La malheureuse dame était pourtant dans un état déplorable. Celle-là, oui, l'avait, le mal. Entendez par ce nom vague la maladie bizarre, aqueuse, abattue sur cette colonie de méridionaux. Ceux qui en souffraient devenaient subitement très laids, les yeux tout suintants, le ventre et les jambes enflés; cela faisait penser au terrible « mal de M. Mauve » dans la légende du Fils de l'homme.
La pauvre marquise était donc toute boudenfle pour employer une expression du Mémorial; et chaque soir, quand le doux et désespéré Pascalon descendait en ville, il trouvait la pauvre femme au lit, sous un grand parapluie de cotonnade bleue attaché à son chevet, geignant et s'obstinant à refuser la soupe à l'ail, pendant que la longue et douce Clorinde s'activait autour d'une cafetière de tilleul, et que le marquis, dans un coin, bourrait philosophiquement des cartouches pour sa chasse très aléatoire du lendemain.
Dans les cases voisines, l'eau s'égouttait sur les parapluies ouverts, les enfants piaillaient, ou des bruits de dispute, des éclats de discussions politiques arrivaient du salon; et toujours le crépitement de la pluie sur les vitres, sur le toit de zinc, toujours le gargouillement des gouttières en cascades.
Entre temps, Costecalde continuait ses sourdes menées, le jour dans son cabinet de directeur des cultures, le soir en ville, dans le salon commun, avec ses âmes damnées Barban et Rugimabaud, qui l'aidaient à répandre les bruits les plus sinistres, celui-ci entre autres « L'ail va manquer !... »
Et quelle consternation de penser qu'un jour prochain on serait peut-être privé de cet ail sauveur, guérisseur, de cette panacée universelle gardée dans les magasins du Gouvernement, à qui Costecalde reprochait de l'accaparer.
Excourbaniès, - et de quels tonitruements! - soutenait la calomnie du directeur des cultures. Il y a un vieux proverbe tarasconnais qui dit « Larrons de Pise, le jour se battent entre eux, et la nuit volent ensemble. » C'était bien le cas de cet Excourbaniès à double face, qui, devant Tartarin, au Gouvernement, parlait contre Costecalde, tandis qu'en ville, le soir, il faisait chorus avec les pires ennemis du Gouverneur.
Tartarin , dont on sait la patience et la bonté, était loin d'ignorer ces attaques. Le soir, lorsqu'il fumait sa pipe accoudé à la fenêtre ouverte, parmi les bruits nocturnes, mêlés aux murmures du Petit-Rhône et de tous les ruisselets formés par les averses sur les pentes, il distinguait de lointaines discussions, des échos de voix furieuses, il voyait àtravers l'air brouillé d'eau les lumières tremblotantes courir derrière les vitres de la grande maison; et à l'idée que tout ce train était causé par Costecalde, sa main frémissait sur la barre d'appui, ses yeux crachaient de la flamme dans l'ombre mais comme, après tout, ces émotions, jointes à l'humidité de l'air, pouvaient lui faire prendre le mal, il se maitrisait, refermait la fenêtre et allait tranquillement se coucher.
Les choses pourtant s'envenimèrent au point qu'il se décida à un grand parti, cassa aux gages Costecalde et ses deux séides, enleva même au directeur son manteau de première classe, nommant à sa place Beaumevieille, ancien horloger, pas plus fort peut-être en culture que son prédécesseur, mais à coup sûr très honnête homme, et merveilleusement secondé par Labranque, ancien fabricant de toile cirée, ct Rebuffat, à la renomée des berlingots, qui remplaçaient comme sous-directeurs Rugimabaud et Barban.
Le décret fut affiché de très bonne heure sur la porte de la grande maison, en sorte que Costecalde, sortant le matin pour aller à son bureau, en reçut l'outrage en pleine figure. C'est alors qu'on put voir combien Tartarin avait eu raison d'agir avec cette vigueur.
Dans l'affaire d'une heure ou deux surgirent et se dirigèrent vers la Résidence une vingtaine peut-être de mécontents, tous armés jusqu'aux yeux et criant :
« A bas le Gouverneur !... A mort !... Au Rhône !... Zou! Zou!... Démission! Démission! »
Derrière la bande suivait maître Excourbaniès, hurlant plus fort que tous les autres :
« Démission!... Fen dé brut !... Démission!... »
Malheureusement il pleuvait, et à verse, ce qui les obligeait de tenir leur parapluie d'une main et leur fusil de l'autre. Du reste, le gouvernement avait pris ses mesures.
Passé le Petit-Rhône, les insurgés arrivèrent devant le blockhaus, et virent ceci :
Au premier étage, Tartarin s'encadrait dans sa fenêtre large ouverte, avec son winchester à trente-deux coups, et derrière lui ses fidèles chasseurs de casquettes oude conserves, le marquis des Espazettes au premier rang, des tireurs qui à trois cents pas vous mettaient, en comptant quatre, leur balle dans le petit rond d'étiquette d'une boite de pains-poires.
En bas, sous l'auvent du grand portail, le Père Bataillet, penché sur sa caronade, n'attendait pour tirer que le signal du Gouverneur.
Si formidable et si inattendu l'aspect de cette artillerie, mèche allumée, que les révoltés reculèrent, et qu'Excourbaniès, par un de ces brusques changements d'allures qui lui étaient habituels, se mit à danser un pas frénétique, ce qu'il appelait cyniquement la bamboula du succès, sous la fenêtre de Tartarin, rugissant tant qu'il avait de souffle :
« Vive le Gouverneur!.. Vive l'État de choses !.. Faisons du bruit ! ... Ah! ah ! ah ! »
Tartarin, du haut de son poste, le winchester toujours au poing, lança d'une voix vibrante
« Rentrons chez nous, messieurs les mécontents. L'eau tombe, et je craindrais de vous retenir plus longtemps sous l'ondée.
« Dès demain, nous allons réunir notre bon peuple dans ses comices et demander à la nation si elle veut encore de nous. Jusque-là, qu'on se tienne calme, ou gare dessous! »
On vota dès le lendemain, et l'ancien Etat de choses fut réélu à une majorité écrasante.
Quelques jours après, comme contraste à toute cette agitation, avait lieu le baptême de la jeune Likiriki, la petite princesse papouane, la fille du roi Négonko, élevée par le Révérend Père Bataillet, qui avait achevé l'œuvre de conversion commencée par le Père Vezole, « Dieu soit loué!»
C'était vraiment une délicieuse petite singesse, bien roulée, bien moulée, et souple, et rebondie, cette princesse à peau jaune, parée de ses colliers de corail, de sa robe à rayures bleues confectionnée par Mlle Tournatoire.
Pour parrain le Gouverneur, et pour marraine Mme Branquebalme.
On la baptisa sous les noms de Marthe-Marie-Tartarine. Seulement, à cause de l'épouvantable temps qu'il faisait ce jour-là, ainsi que la veille, du reste, et les jours suivants, le baptême ne put avoir lieu à Sainte-Marthe des Lataniers, envahie par des torrents d'eau sous son toit de feuillage depuis longtemps effondré.
On se réunit pour la cérémonie dans le salon de la grande maison, et vous pensez quels souvenirs remués par ce baptême au cœur du tendre Pascalon, se revoyant parrain avec sa Clorinde
A ce passage de son journal, que nous ne faisons que résumer, il y a ici une trace de larmes et ces mots tout délavés :
« Pauvre de moi et pauvre d'elle! »
Et c'est au lendemain du baptême de Likiriki qu'eut lieu l'épouvantable catastrophe.... Mais les faits deviennent trop graves : laissons la parole au Mémorial.
1° Abris contre le vent.
Chapitre IV
SUITE DU MEMORIAL DE PASCALON
4 décembre. - Aujourd'hui, deuxième dimanche de l'avent, le sacristain Galoffre, inspecteur de la marine, s'en venant comme tous les matins visiter la chaloupe, ne l'a plus trouvée.
L'anneau, la chaîne, tout était arraché le bateau, disparu.
Il a cru d'abord à quelque nouveau tour de Négonko et de sa bande, dont nous continuons à nous méfier; mais dans le trou laissé par l'arrachement de l'anneau s'étalait, toute trempée d'eau et salie de boue, une large enveloppe à l'adresse du Gouverneur.
Cette enveloppe contenait les cartes P. P. C. de Costecalde, de Barban et de Rugimabaud; sur la carte de Barban avaient également signé et pris congé quatre miliciens Caissargue, Bouillargue, Truphénus et Roquetaillade.
Depuis quelques jours la chaloupe se trouvait toute prête, garnie de provisions, en vue d'une nouvelle expédition projetée par le R. P. Bataillet. Les misérables ont profité de cette aubaine. Ils ont tout emporté, même la boussole, et leurs fusils par-dessus le marché.
Et dire que les trois premiers sont mariés, qu'ils laissent derrière eux des femmes et une tapée d'enfants ! Les femmes passe encore de les abandonner ainsi, mais des enfants!
Le sentiment général de la colonie à la suite de cet événement, une grande stupeur.
Tant qu'on avait la chaloupe, il restaitl'espoir de gagner le continent d'île en île, on croyait à la possibilité d'aller chercher du secours; maintenant, il semble quece soit les ponts coupés avec le restant du monde.
Le Père Bataillet est entré dans une colère terrible, appelant tous les feux du ciel sur ces bandits, voleurs, déserteurs et pis encore. Excourbaniès, lui, allait partout criant qu'on aurait dû les fusiller comme des singes verts et qu'il fallait, à titre de représailles, passer par les armes leurs femmes et leurs enfants.
Le Gouverneur, seul, a gardé tout son sang-froid :
« Ne nous emballons pas, disait-il. Après tout, ce sont des Tarasconnais encore. Plaignons-les, songeons aux dangers qu'ils vont courir. Truphénus seul parmi eux a quelques notions de la voile. »
Puis, cette belle pensée lui est venue de faire des enfants abandonnés les pupilles de la colonie.
Au tond, je le crois très heureux d'être débarrassé de son ennemi mortel et de ses acolytes.
Dans la journée, Son Excellence m'a dicté l'ordre du jour suivant, qui aété affiché en ville :
ORDRE
Nous, Tartarin, gouverneur de Port-Tarascon et dépendances, grand cordon de l'ordre, etc..., etc....
Recommandons le plus grand calme à la population.
Les coupables seront poursuivis avec activité et soumis à toutes les sévérités de la loi.
Le Directeur de l'artillerie et de la marine est chargé de l'exécution du présent décret.
En post-scriptum, pour répondre à certains mauvais bruits qui couraient depuis quelque temps, il m'a fait ajouter :
L'ail ne manquera pas.
6 décembre. - L'ordre du Gouverneur a produit en ville le meilleur effet.
On aurait bien pu se faire cette réflexion : Poursuivre les coupables? Comment? Par où? Avec quoi ? Mais ce n'est pas pour rien qu'un proverbe dit chez nous : « L'homme par la parole et le bœuf par les cornes. »
La race tarasconnaise est si sensible aux belles phrases que personne n'a mis la parole du Gouverneur en doute.
Un rayon de soleil entre deux averses est arrivé par là-dessus et voilà tout le monde ravi: sur le Tour-de-Ville ce sont des danses et des rires. Ah! Le joli peuple, et vraiment commode à manier!
10 décembre. - Un honneur inouï m'arrive : je suis promu grand de première classe.
Trouvé le brevet ce matin à déjeuner sous mon assiette. Le Gouverneur s'est montré très heureux d'avoir pu m'accorder cette haute distinction; Branquebalme, Beaumevieille, le Révérend, ont paru aussi enchantés que moi-même de la nouvelle dignité qui me fait leur égal.
Le soir, descendu chez les des Espazettes, où la nouvelle était déjà connue. Le marquis m'a donné l'accolade devant Clorinde, toute rouge de plaisir. La marquise seule semblait indifférente à mes nouveaux honneurs. Pour elle, ce manteau de grand ne me relève pas encore de ma roture. Que lui faudrait-il donc?... De première classe!... Et à mon âge !...
14décembre. - Il se passe quelque chose d'extraordinaire au Gouvernement, de si extraordinaire que j'ose à peine le confier à ce registre.
Le Gouverneur a un sentiment !
Et pour qui? Je vous le donne en mille. Pour se petite filleule, la princesse Likiriki !
Lui, Tartarin, notre grand Tartarin, qui a refusé tant de beaux partis, ne voulant d'autre épouse que la gloire, épris d'une singesse ! Singesse de sang royal, je veux bien, régénérée par l'eau du baptême, mais restée sauvage en dessous, menteuse, gourmande, chapardeuse, et si cocasse de mœurs et d'habitudes ! Des costumes en loques, toujours en haut de quelque cocotier dès qu'il ne pleut pas, s'amusant à jeter sur les crânes dénudés de nos anciens des noix dures comme des cailloux. Elle a manqué ainsi d'assommer le vénérable Miégeville.
Puis l'écart entre leurs deux âges. Tartarin a bien soixante ans; il grisonne, il prend du corps. Elle, douze à quinze ans, au plus; l'âge de la petite Fleurance dans la chanson de chez nous :
L'a prise si jeunette,
Ne sait se ceinturer.
Et c'est cette fillette, ce sauvageon des îles, que nous aurions pour souveraine!
Depuis longtemps, j'avais noté certains indices. Ainsi les indulgences du Gouverneur pour le père, ce vieux bandit de Négonko, qu'il invitait souvent à notre table, malgré la malpropreté de ce hideux gorille, mangeant avec ses doigts, se gavant d'eau-de-vie jusqu'à rouler sous sa chaise.
Tartarin traitait tout cela de « bonne gaieté cordiale », et si la petite princesse, à l'exemple de son père, se livrait à quelque fantaisie bizarre à nous donner froid dans le dos à tous, notre bon maître souriait, la couvait d'un regard paternel qui demandait grâce pour elle et disait : « C'est une enfant... »
Tant bien, malgré ces symptômes, d'autres plus probants encore, je n'y voulais pas croire; mais le doute ne m'est plus permis.
18 décembre. - Ce matin, au conseil, le Gouverneur s'est ouvert à nous de son projet de mariage avec la petite princesse.
Il a prétexté la politique, parlé d'un mariage de convenances, des intérêts de la colonie : Port-Tarascon était isolé, perdu dans l'Océan, sans alliances. En épousant la fille d'un roi papoua, il nous amenait une flotte, une armée.
Personne dans le conseil n'a fait d'objection.
Excourbaniès, le premier, s'est élancé, trépignant d'enthousiasme « Bravo!.. Parfait!... A quand la noce ?.. Ah ! ah ah... »
Ce soir, en ville, qui sait ce qu'il va répandre d'infamies.
Cicéron Branquebalme, par habitude, a dévidé ses implacables raisonnements sur le pour et sur le contre, « que si d'une part la colonie..., il convient de dire que d'autre part..., toutefois et quantes verum enim vero... », et finalement il s'est rangé à l'opinion du Gouverneur.
Beaumevieille et Tournatoire ont emboité le pas derrière lui. Quant au Père Bataillet, iI semblait au fait de l'histoire et n'a pas protesté.
Le comique, c'était les figures hypocrites que nous avions tous, feignant de croire aux intérêts coloniaux invoqués par Tartarin, au milieu d'un grand silence approbateur.
Tout à coup ses bons yeux se sont mouillés de larmes gaies, et il nous a dit très doucement :
« Et puis, voyez, mes amis, ce n'est pas tout ça..., moi je l'aime, cette petite. »
C'était si simple, si touchant, que nous avons eu tous le coeur retourné. « Hé ! faites donc, monsieur le Gouverneur, faites donc » et on l'entourait, on lui serrait les mains.
20 décembre. - Le projet du Gouverneur est très discuté en ville, moins sévèrement jugé cependant que je n'aurais cru. Les hommes en parlent gaiement, à la tarasconnaise, avec la pointe de malice qu'on met chez nous aux choses de l'amour.
Les femmes sont généralement plus hostiles, le groupe de Mlle Tournatoire surtout. Puisqu'il voulait se marier, pourquoi ne pas choisir dans la nation ? Beaucoup en parlant ainsi pensent à elles-mêmes ou à leurs demoiselles.
Excourbaniès, venu en ville dans la soirée, s'est mis du parti des dames et montrait les côtés faibles du mariage : ce beau-père sans tenue, ivrogne, cannibale; puis la fiancée elle-même ayan, selon toute vraisemblance, mangé du Tarasconnais. Tartarin aurait dû plus y réfléchir.
En entendant parler ce traître, je sentais la colère qui me montait et je suis sorti du salon bien vite, tant j'avais peur de lui envoyer un emplâtre dans la figure. On a le sang vif à Tarascon, outre !
Quitté de là, entré chez les des Espazettes.
La marquise bien faible, toujours couchée, pauvre femme, répugnant toujours la soupe à l'ail de Tournatoire, m'a dit, sitôt qu'elle m'a vu « Hé bien, monsieur le chambellan, y aura-t-il des dames du palais près de la nouvelle reine ? »
Elle voulait rire; mais tout de suite l'idée m'est venue qu'il y avait là quelque chose pour nous. Demoiselle d'honneur ou dame du palais, Clorinde habiterait la Résidence, on pourrait se voir à toute heure... Un tel bonheur serait-il possible!..
A mon retour, le Gouverneur venait de se coucher, mais je n'ai pas voulu attendre au lendemain pour l'entretenir de mon projet, qu'il a trouvé de bonne politique. Resté très tard près de son lit à causer avec lui de ses amours et des miennes.
25 décembre. - Hier soir, veille de Noël, toule la colonie se réunissait dans le grand salon, le Gouvernement, les dignitaires, et nous avons célébré notre belle fête provençale à cinq mille lieues de la patrie.
Le Père Bataillet a dit la messe de minuit, puis on a posé le cache -feu. C'est une bûche de bois que le plusvieux de l'assistance promène autour de la salle et jette dans le feu en l'arrosant de vin blanc.
La princesse Likiriki était là, très amusée de la cérémonie, et des nougats, des coques, des estévenons, et mille friandises locales dont l'ingénieux pâtissier Bouffartigue avait paré la table.
On a chanté de vieux noëls :
Voici le roi Maure
Avec ses yeux tout trévirés;
L'enfant Jésus pleure,
Le roi n'ose plusentrer
Ces chants, les gâteaux, le grand feu autour duquel on faisait cercle, tout cela nous rappelait le pays, malgré le bruit d'eau qu'on entendait sur le toit et les parapluies ouverts dans le salon à cause des fissures.
A un moment, le Père BataiIlet a entonné sur l'harmonium la belle chanson de Frédéric Mistral, Jean de Tarascon pris par les corsaires, l'histoire d'un Tarasconnais tombé aux mains des Turcs, prenant le turban sans vergogne et tout près d'épouser la fille du pacha quand il entend sur le rivage chanter en provençal les matelots d'une barque tarasconnaise. Alors,
Comme l'eau jaillit sous un coup de rame - un grand flot de larmes - crève son cœur dur; - le despatrié pense à la patrie,- et se désespère - d'être avec les Turcs.
A ce vers comme l'eau jaillit sous un coup de rame, un sanglot nous a tous secoués. Le Gouverneur lui-même buvait ses larmes, la tête renversée, et on voyait le grand cordon de l'Ordre qui se soulevait sur sa poitrine d'athlète.
Voilà qui va changer peut-être bien des choses, rien que cette chanson du grand Mistral.
29 décembre. - Aujourd'hui, à dix heures du matin, mariage de S. Exc. Tartarin, gouverneur de Port-Tarascon, avec la princesse royale Négonko.
Ont signé au contrat : S. M. Négonko, qui a fait une croix pour paraphe, les directeurs et les grands dignitaires de la colonie, puis la messe a été dite dans le grand salon.
Cérémonie très simple, très digne, les miliciens en armes, tout le monde en grand costume. Seul Négonko faisait tache. Son attitude comme roi et comme père a été déplorable.
Rien à dire de la princesse, très jolie dans sa robe blanche et sa parure de corail.
Le soir, grande fête, double ration de vivres, coups de canon, salves de nos tireurs de conserves, et des vivats, des chants, une joie universelle.
Et il pleut !... Et il en tombe!..
Chapitre V
Apparition du duc de Mons - L'île bombardée - Ce n'était pas le duc de Mons. -
Amenez le drapeau, coquin de sort! - Douze heures aux Tarasconnais pour évacuer l'île sans bateau.- A la table de Tartarin, tous jurent de suivre leur Gouverneur dans sa captivité.
« Vé! vé!... Un navire !... Un navire dans larade. »
A ce cri poussé un matin par le milicien Berdoulat, en train de chercher des œufs de tortue sous une pluie battante, les colons de Port-Tarascon se montrèrent aux ouvertures de leur arche envasée, et en même temps que mille cris répercutaient le cri de Berdoulat : « Un navire, vé ! vé ! un navire ! » par les fenêtres, par les portes, gambadant, cabriolant comme une pantomime anglaise, la foule se précipitait sur la plage, qu'elle emplissait d'un mugissement de veaux marins.
Le Gouverneur, averti, accourut aussitôt et, tout en achevant de boutonner sa jaquette, il rayonnai t sous le ciel ruisselant au milieu de son peuple en parapluies :
« Hé bien, mes enfants, quand je vous le disais qu'il reviendrait !.. C'est le duc !..
- Le duc ?
Qui voulez-vous que ce soit ? Hé ! Oui, notre brave duc de Mons, qui vient ravitailler sa colonie, nous apporter les armes, les instruments et les bras de rafataille que je n'ai jamais cessé de lui réclamer.
Il fallait voir, à ce moment, les figures effarées de ceux qui s'étaient le plus indignés contre le « sale Belge », car tous n'avaient pas l'impudence d'Excourbanièes criant et tourbillonnant sur la plage « Vive le duc de Mons ! Ah ! ah ! ah !.. Vive notre sauveur!... »
Pendant ce temps, un grand steamer, haut sur l'eau, imposant, s'avançait dans la rade. Il siffla, cracha sa vapeur, laissa tomber son ancre retentissante, mais très loin du rivage à cause des coraux, puis resta là, immobile sous la pluie et dans le silence.
Les colons commençaient à s'étonner du peu d'empressement que mettaient les gens du navire à répondre à leurs acclamations, à leurs signaux de parapluies et de chapeaux agités. Il leur semblait froid, le noble duc.
« Différemment, il n'est peut-être pas sûr que c'est nous.
- Ou bien nous en veut-il du mal qu'on a dit de lui.
- Du mal ? Moi je n'en ai jamais dit.
- Ni moi certes.
- Moi, pas davantage.... »
Tartarin, au milieu de la confusion, ne perdit pas la tête. Il donna l'ordre d'agiter le drapeau au faîte de la Résidence et d'assurer les couleurs d'un coup de canon.
Le coup partit, les couleurs tarasconnaises ondoyèrent dans l'air.
Au mêmeinstant une effroyable détonation remplit la rade, enveloppant le navire d'un nuage de lourde fumée, tandis qu'une espèce d'oiseau noir, passant au-dessus des têtes avec un sifflement rauque, venait s'abattre sur le toit du magasin qu'il écorna.
Il y eut d'abord un mouvement de stupeur.
« Mais ils nous ti!.. tirent dessus ! » clama Pascalon.
A l'exemple du Gouverneur,toute la colonie s'était jetée à plat ventre sur la rive.
« Alors, ce ne serait donc pas le duc, »disait tout bas Tartarin à Cicéron Branquebalme, lequel, affalé dans la houe près de lui, crut devoir entamer une de ses discussions rigoureuses..., « que si d'une part il était supposable..., d'autre part on pouvait se dire aussi.. »
L'arrivée d'un nouvel obus interrompit son raisonnement.
Pour le coup, le Père Bataillet bondit, et d'une voix furibonde appela le sacristain Galoffre, son garde d'artillerie, disant qu'à euxdeux ils allaient riposter avec la caronade.
« Je vous le défends bien, par exemple, lui cria Tartarin. Quelle imprudence !...Tenez-le, vous autres..., empêchez- le... »
Torquebiau et Galoffre lui-même prirent le Révérend chacun par un bras et le forcèrent à se coucher comme tout le monde, au moment où le troisième coup de canon partait du navire, toujours dans la direction du drapeau tarasconnais. Visiblement on en voulait aux couleurs nationales.
Tartarin le comprit; il comprit aussi que, le drapeau disparu, les obus cesseraient de pleuvoir; et, de toute la puissance de ses poumons, il mugit :
« Amenez le drapeau, coquin de sort ! »
Aussitôt, tous de crier comme lui :
« Amenez le drapeau !... Amenez donc le drapeau !... »
Mais personne ne l'amenait, ni colons ni miliciens ne se souciant de grimper là-haut pour cette dangereuse besogne.
Ce fut encore la fille Alric qui se dévoua.
Elle échela le toit et mit bas le malencontreux pavillon.
Alors seulement le steamer cessa de tirer.
Quelques instants, après, deux chaloupes chargées de soldats, dont on voyait de loin étinceler les armes, se détachaient du navire et s'avançaient vers le rivage au rythme des grands avirons des vaisseaux d'Etat.
A mesure qu'elles approchaient; on pouvait distinguer les couleurs anglaises traînant à l'arrière dans le sillage d'écume.
La distance était grande, et Tarlarin eut le temps de se relever, d'effacer les macules de boue restées à ses vêtements, même de se faire apporter le cordon de l'Ordre, qu'il passa à la hâte pardessus sa jaquette vert-serpent.
Il avait suffisamment tenue de gouverneur quand les deux chaloupes atterrirent.
Le premier, un officier anglais, hautain, le chapeau en bataille, sauta sur la plage, et derrière lui se rangèrent les matelots, portant tous écrit sur leur bonnet de marine Tomahawk, plus une compagnie de débarquement.
Tartarin, très digne, sa lippe des grands jours, attendait, ayant à sa droite le Père Bataillait et à sa gauche Branque balme.
Quant à Excourbaniès, au lieu de rester près d'eux, il s'était élancé à la rencontre des Anglais, prêt à danser devant le vainqueur une bamboula frénétique.
Mais l'officier de Sa Gracieuse Majesté, sans prendre garde à ce fantoche, marcha droit vers Tartarin et demanda en anglais :
« Quelle nation? »
Branquebalme, qui comprenait, répondit dans la même langue
« Tarasconnais. »
L'officier ouvrit des yeux ronds comme des assiettes à ce nom de peuple qu'il n'avait jamais vu sur aucune carte marine, et demanda plus insolemment encore :
« Que faites-vous dans cette île? De quel droit l'occupez-vous? »
Branquebalme, interloqué, traduisit la demande à Tartarin, qui commanda
« Répondez que l'île est à nous, Cicéron, qu'elle nous a été cédée par le roi Négonko, et que nous avons un traité en bonne forme. »
Branquebalme n'eut pas besoin de continuer son rôle d'interprète. L'Anglais se tourna vers le Gouverneur et dit en excellent français :
« Négonko? Connais pas... Il n'y a pas de roi Négonko... »
Aussitôt Tartarin donna l'ordre de chercher partout son royal beau-père et de l'amener.
En attendant, il proposa à l'officier anglais de venir jusqu'au Gouvernement, où il lui communiquerait les pièces.
L'officier accepta et suivit, laissant à la garde des chaloupes ses soldats de marine rangés l'arme au pied, la baïonnette au canon. Et quelles baïonnettes ! d'un luisant, d'un tranchant, à donner la chair de poule.
« Du calme! mes enfants, du calme! » murmurait Tartarin sur son passage.
Recommandation bien inutile, excepté pour le Père Bataillet, qui continuait d'écumer. Mais on avait l'œil sur lui. « Si vous ne vous tenez pas, mon Révérend, je vous attache » lui disait Excourbaniès, fou de terreur.
Pendant ce temps ou cherchait Négonko, on l'appelait de tous les côtés, vainement. Un milicien finit par le découvrir au fond du magasin, ronflant entre deux barriques, ivre d'ail, d'huile de lampe et d'alcool à brûler, dont il avait absorbé presque toute la réserve.
On l'amena dans cet état, empesté et gluant, devant le Gouverneur; mais il fut impossible d'en tirer un mot.
Alors Tartarin lut le traité à haute voix, montra la croix en signature de Sa Majesté, le sceau du Gouvernement, des grands dignitaires de la colonie.
Ce document authentique prouvait les droits des Tarasconnais sur l'île, ou rien ne les prouverait.
L'officier haussa les épaules :
« Ce sauvage est un simple pickpocket, monsieur.... Il vous a vendu ce qui ne lui appartenait pas. L'île est depuis longtemps une possession anglaise. »
En face de cette déclaration, àlaquelle les canons du Tomahawk et les baïonnettes des soldats de marine donnaient une valeur considérable, Tartarin sentit toute discussion inutile, et se contenta de faire une scène terrible àson indigne beau-père :
« Vieux coquin! ... Pourquoi nous as-tu dit que l'île était à toi?... Pourquoi nous l'as-tu vendue?... N'as-tu pas honte de t'être joué d'honnêtes gens? »
Négonko demeurait muet, abruti, sa courte intelligence de sauvage toute volatilisée en vapeurs d'ail et d'alcool.
« Qu'on l'emporte !... » dit Tartarin aux miliciens qui l'avaient amené, etse tournant vers l'officier, resté raide, impassible, pendant cette scène de famille :
« En tous cas, monsieur, ma bonne foi est indiscutable.
- Les tribunaux anglais en décideront...., répondit l'autre du haut de sa morgue. Dès ce moment vous êtes mon prisonnier. Quant aux habitants, il faut que dans les vingt quatre heures ils aient évacué l'île, sinon nous les passerons par les armes.
- Outre !... Passer par les armes ! s'exclama Tartarin, mais d'abord comment voulez-vous qu'ils évacuent? nous n'avons pas de bateau. A moins qu'ils ne se sauvent à la nage.... »
On finit par faire entendre raison à l'Anglais, qui consentit à prendre les colons à son bord jusqu'à Gibraltar, à condition que toutes les armes seraient rendues, mêmeles fusils de chasse, les revolvers et le winchester à trente-deux coups.
Après quoi, il s'en retourna déjeuner sur sa frégate, laissant un poste en armes pour garder le Gouverneur.
C'était aussi l'heure de se mettre à table au Gouvernement, et, après avoir cherché la princesse sur tous les lataniers et cocotiers de la Résidence, comme on ne la trouvait nulle part, on s'assit, en laissant sa place vide.
Tout le monde était si ému, que le Père Bataillet en oublia le Bénédicité,
Ils mangeaient depuis quelques instants en silence, le nez dans leurs assiettes, quand tout à coup Pascalon se dressa et, levant son verre :
« Messieurs, notre Gou... verneur est pri... pri... sonnier de guerre. Jurons tous de le suivre dans sa cap... cap... cap... »
Sans attendre la fin, tous debout, les verres tendus, crièrent d'enthousiasme :
« Parfaitement !
- Feu de Dieu ! si nous le suivrons !...
- Je crois bien !... Jusque sur l'échafaud!...
- Ha! ha! ha!... Vive Tartarin !... »hurlait Excourbaniès.
Une heure après, à l'exception de PascaIon, tous avaient lâché le Gouverneur, tous, même la petite princesse Likiriki, miraculeusement retrouvée sur le toit de la Résidence. C'est là qu'elle s'était réfugiée au premier bruit de la canonnade, sans se rendrecompte des risques bien plus grands qu'elle courait là-haut, et tellement folle d'épouvante, que ses dames d'honneur n'avaient pu la décider à descendre qu'en lui montrant de loin une boîte de sardines ouverte, comme on offre une sucrerie à une perruche échappée de sa cage.
« Ma chère enfant, lui dit Tartarin d'un ton solennel quand on l'eut amenée près de lui, je suis prisonnier de guerre. Que préférez-vous? Venir avec moi ou bien rester dans l'île? Je pense que les Anglais vous y laisseront, mais en ce cas vous ne me verrez plus. »
Sans hésiter, bien en face, elle répondit dans son gazouillis enfantin et clair :
« Moi rester l'île, toutou.
- C'est bien, vous êtes libre, » dit Tartarin, résigné; mais au fond le pauvre homme avait le cœur en morceaux.
Le soir, dans la solitude de la résidence, abandonné de sa femme, de ses dignitaires, n'ayant plus près de lui que Pascalon, il rêva longtemps à la fenêtre ouverte.
Au loin clignotaient les lumières de la ville; on entendait des voix irritées, les chansons des Anglais campés sur le rivage et le fracas du Petit-Rhône grossi par les pluies.
Tartarin referma sa fenêtre avec un gros soupir et, tout en mettant son foulard de nuit, un vaste foulard à pois qu'il nouait en serre-tête, il dit à son fidèle secrétaire :
« Quand les autres m'ont renié, cela ne m'a pas trop surpris ni chagriné; mais cette petite.., vrai ! j'aurais cru qu'elle aurait plus d'attachement. »
Le bon Pascalon essaya de le consoler. Après tout, cette princesse sauvage était un colis bien étrange à ramener à Tarascon,- car finalement on y rentrerait toujours à ce Tarascon, -- et quand Tartarin reprendrait son existence d'autrefois, là-bas, sa femme papoua aurait pu le gêner, l'afficher....
« Rappelez-vous, mon bon maître, lorsque vous revîntes d'Algérie, votre cha... chameau, comme vous le trouviez encombrant... »
Tout de suite Pascalon s'interrompit et devint très rouge. Quelle idée d'aller parler de chameau à propos d'une princesse de sang royal ! Et pour réparer ce que cette comparaison avait d'irrévérencieux, il fit remarquer à Tartarin l'analogie de sa situation avec celle de Napoléon prisonnier des Anglais et abandonné par Marie-Louise.
« En effet », dit Tartarin très fier de ce rapprochement; et l'identité de leurs deux destinées, à lui et au grand Napoléon, lui fit passer une excellente nuit.
Le lendemain, Port-Tarascon était évacué à la grande joie des colons. Leur argent perdu, les hectares illusoires, le grand coup de banque du « sale Belge » dont ils avaient été victimes, tout cela ne leur semblait rien auprès du soulagement qu'ils éprouvaient à sortir enfin de ce marécage.
On les embarqua les premiers, pour éviter tout conflit avec l'État de choses, qu'ils rendaient maintenant responsable de leur mauvais sort.
Comme on les conduisait aux chaloupes, Tartarin se montra à sa fenêtre, mais dut s'en retirer bien vite sous les huées qui l'accueillirent et devant les poings menaçants tendus vers lui.
Pieu sûr que par un jour de soleil les Tarasconnais se seraient montrés plus indulgents, mais l'embarquement se faisait sous une pluie torrentielle, les malheureux pataugeaient dans la fange, emportaient aux semelles des kilos de cette terre maudite, et les parapluies garantissaient à peine le petit bagage que chacun tenait en main.
Quand tous les colons eurent quitté l'île, ce fut le tour de Tartarin.
Depuis le matin, Pascalon s'agitait, préparant tout, réunissant en liasses les archives de la colonie.
A la dernière heure, il lui vint une idée de génie. Il demanda à Tartarin s'il devait mettre pour se rendre à bord son manteau de première classe.
« Mets-le toujours, ça les impressionnera !... » répondit le Gouverneur.
Et lui-même passa le grand cordon de l'Ordre.
En bas on entendait sonner les crosses de fusil del'escorte, la voix dure de l'officier appelant :
« Monsieur Tartarin! Allons, monsieur le Gouverneur ! »
Avant de descendre, Tarturin jeta un dernier regard autour de l'île, sur cette maison où il avait aimé, où il avait souffert, subi toutes les affres du pouvoir et de la passion.
Voyant à ce moment le chef du secrétariat dissimuler un cahier sous son manteau, il s'informa, voulut voir, et Pascalon dut faire à son bon maître l'aveu du Mémorial.
« Hé bien, continue, mon enfant, dit doucement Tartarin on lui pinçant l'oreille, comme faisait Napoléon à ses grenadiers, tu seras mon petit Las Cases. »
La similitude de sa destinée avec celle de Napoléon le préoccupait depuis la veille.
Oui, c'était bien cela... Les Anglais, Marie-Louise, Las Cases... Une vraie analogie de circonstances et de type... Et tous deux du Midi, coquin de sort!