Port Tarascon Livre I

Livre 1er

Chapitre 1

Tarascon-sur-Rhône : deux ou trois mois avant l'émigration.

« Branquebalme, mon bon...,je ne suis pas content de la France !.. Nos gouvernants nous font de tout. »

Proférées un soir par Tartarin devant la cheminée du cercle, avec le geste et l'accent qu'on imagine, ces paroles mémorables résument bien ce qui se pensait et disait à Tarascon-sur-Rhône deux ou trois mois avant l'émigration. Le Tarasconnais en général ne s'occupe pas de politique : indolent de nature, indifférent à tout ce qui ne l'atteint pas localement, il tient pour l'état de choses, comme il dit. Pas moins, depuis quelque temps, on lui reprochait un tas de choses, à l'état de choses !

« Nos gouvernants nous font de tout ! » disait Tartarin. Dans ce « de tout » il y avait d'abord l'interdiction des courses de taureaux. Vous connaissez sans doute l'histoire de ce Tarasconnais très mauvais chrétien et garnement de la pire espèce, lequel après sa mort s'étant introduit au Paradis par surprise, pendant que saint Pierre avait le dos tourné, n'en voulait plus sortir, malgré les supplications du divin porte-clefs. Alors, que fit le grand saint Pierre ? Il envoya toute une volée d'anges clamer devant le ciel autant qu'ils auraient de voix : " Té ! té ! ... les bœufs !... té ! té ! ... les bœufs ! ... " qui est le cri des courses tarasconnaises. Oyant cela, le bandit change de figure : « Vous avez donc des courses, par ici, grand saint Pierre?

- Des courses? ... je crois bien magnifiques, mon bon.

- Où donc çà ? ... où se font-elles, ces courses ?

- Devant le Paradis.... Il y a du large, tu penses.

Du coup le Tarasconnais se précipite dehors pour voir, et les portes du ciel se referment sur lui à tout jamais.

Si je rappelle ici cette légende aussi vieille que les bancs du tour-de-ville, c'est afin d'indiquer la passion des gens de Tarascon pour les courses de taureaux et la colère où les mit la suppression de ce genre d'exercice.

Après, vint l'ordre d'expulser les Pères- Blancs de fermer leur joli couvent de Pampérigouste, perché sur une collinette toute grise de thym et de lavande installé là depuis des siècles aux portes de la ville, d'où l'on aperçoit, entre les pins, la dentelle de ses clochetons carillonnant dans les brises claires du matin avec le chant des alouettes, au crépuscule avec le cri mélancolique des courlis.

Les Tarasconnais les aimaient beaucoup, leurs Pères-Blancs, doux, bons, inoffensifs, et qui savaient tirer des herbes parfumées dont la montagnette est couverte un si excellent élixir ; ils les aimaient pareillement pour leurs pâtés d'hirondelles et leurs délicieux pains-poires (1), qui sont des coings enveloppés d'une pâte fine et dorée, d'où le nom de Pampérigouste (2) donné à l'abbaye.

La bourgeoisie tarasconnaise, les messieurs du cercle, Tartarin en tête, pensaient bien aussi à soutenir la sainte cause. Il n'y eut pas une minute d'hésitation. Mais on ne se jette pas dans une pareille entreprise sans préparatifs d'aucune sorte. Bon pour la rafataille, d'agir ainsi étourdiment.

Avant tout, il fallait des costumes. Et ils furent commandés ; de superbes costumes renouvelés de la croisade, longues lévites noires, avec une grade croix blanche sur la poitrine, et partout, devant, derrière, des entrelacements de fémurs soutachés. La soutache surtout prit beaucoup de temps.

Aussi quand l'ordre officiel d'avoir à quitter leur couvent fut envoyé aux Pères et que ceux-ci refusèrent de sortir, quinze cents à deux mille Tarasconnais du commun, portefaix, décrotteurs, déchargeurs de bateaux du Rhône, ce que nous appelons la rafataille, vinrent s'enfermer dans Pampérigouste avec les bons moines.

Quant tout fut prêt, le couvent était déjà investi. Les troupes l'entouraient d'un triple cercle, campées dans les champs et sur les pentes pierreuses de la petite colline.

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1. Panpéri

2. Panpéri-gousto

Les pantalons rouges de loin semblaient dans le thym et la lavande une floraison subite de coquelicots.

On rencontrait par les chemins de continuelles patrouilles de cavaliers, la carabine le long de la cuisse, le fourreau de sabre battant le flanc du cheval, l'étui de revolver à la ceinture.

Mais ce déploiement de forces n'était pas pour arrêter l'intrépide Tartarin, qui avait résolu de passer, ainsi qu'un gros de messieurs du cercle.

A la file indienne, rampant sur les mains et les genoux avec toutes les précautions, toutes les ruses classiques des sauvages de Fenimore, ils réussirent à se glisser à travers les lignes d'investissement, longeant les rangées des tentes endormies, tournant les sentinelles, les patrouilles, et de l'un à l'autre se signalant les passages dangereux par une imparfaite imitation de cris d'oiseaux.

Il en fallait du courage pour tenter l'aventure par ces nuits claires comme un plein jour ; Il est vrai de dire que les assiégeants avaient tout intérêt à laisser entrer le plus de monde possible.

Ce qu'on voulait, c'était affamer l'abbaye plutôt que l'emporter de vive force. Aussi les soldats détournaient-ils volontiers la tête en voyant ces ombres errantes au clair de la lune et des étoiles. Plus d'un officier, qui avait pris l'absinthe au cercle avec l'illustre tueur de lions, le reconnu de loin malgré son déguisement et le salua d'un appel familier : " Bonne nuit, monsieur Tartarin ! "

Une fois dans la place, Tartarin organisa la défense.

Ce diable d'homme avait lu tous les livres sur tous les sièges et blocus. Il embrigada les Tarasconnais en milice, sous les ordres du brave commandant Bravida, et, plein des souvenirs de Sébastopol et de Plewna, il leur fit remuer de la terre, beaucoup de terre, entoura l'abbaye de talus, de fossés, de fortifications de tous genres, dont le cercle petit à petit se resserrait à ne pouvoir plus respirer, en sorte que les assiégés se trouvèrent comme emmurés derrière leurs travaux de défense, ce qui faisait l'affaire des assiégeants.

Le couvent métamorphosé en place forte fut soumis à la discipline militaire. C'est ainsi qu'il en doit être, l'état de siège déclaré. Tout se faisait par roulements de tambour et sonneries de clairon.

Dès le petit jour, au réveil, le tambour grondait, par les cours, les corridors et sous les arceaux du cloître.

On sonnait du matin au soir, aux prières tara-ta, au trésorier tara-ta-ta, au Père hôtelier tara-ta- la ; des coups de clairons impérieux, secs et sonores, déchirant l'air. On claironnait pour l'Angélus, pour Matines et Complies. C'était à faire honte à l'armée assiégeante, qui menait beaucoup moins de bruit, au large de la campagne, tandis que là-haut, au sommet de la petite colline, derrière les fins créneaux de l'abbaye-forteresse, claironnades et tambourinades mêlées aux tintements des carillons faisaient un fier ramage et jetaient aux quatre vents, en promesse de victoire, un chant allègre, mi- belliqueux et mi-sacré.

Le diantre, c'est que les assiégeants, bien tranquilles dans leurs lignes, sans se donner aucune peine, se ravitaillaient facilement et tout le jour faisaient bombance. La Provence est un pays de délices, qui produit toutes sortes de bonnes choses. Vins clairs et dorés, saucisses et saucissons d'Arles, melons exquis, pastèques savoureuses, nougats de Montélimar, tout était pour les troupes du gouvernement : il n'en entrait miette ni goutte dans l'abbaye bloquée.

Aussi, d'un côté, les soldats, qui n'avaient jamais vu pareille fête, engraissaient à crever leurs tuniques, les chevaux montraient des croupes luisantes et rebondies, tandis que de l'autre, précaire ! les pauvres Tarasconnais, la rafataille surtout, levés tôt, couchés tard, surmenés, sans cesse en alerte, remuant et brouettant la terre de jour et de nuit, à la brûlure du soleil et des torches, se desséchaient et maigrissaient que c'était pitié.

De plus, Ies provisions des bons Pères s'épuisaient ; pâtés d'hirondelles et pains- poires tiraient à la fin.

Pourrait-on tenir encore longtemps ?

C'était la question tous les jours discutée sur les remparts et terrassements crevassés par la sécheresse. « Et les lâches qui n'attaquent pas ! » disaient ceux de Tarascon, montrant le poing aux pantalons rouges vautrés dans l'herbe à l'ombre des pins. Mais l'idée d'attaquer eux-mêmes ne leur venait pas, tant ce brave petit peuple a le sentiment de la conservation.

Une seule fois, Exedurbaniès, un violent parla de tenter une sortie en masse, les moines devant, et de culbuter tous ces mercenaires.

Tartarin haussa ses larges épaules et ne répondit qu'un mot : "Enfant !".

Puis, prenant par le bras le bouillant Excourbaniès, il l'entraîna au sommet de la contrescarpe, et lui montrant d'un geste immense les cordons de troupes étagés sur la colline, les sentinelles placées à tous les sentiers :

"Oui ou non, sommes-nous les assiégés ? Est-ce nous qui devons donner l'assaut ? ..."

Il y eut autour de lui un murmure approbateur :

"Evidemment ... Il a raison ... C'est à eux de commencer, puisqu'ils assiègent ..."

Et l'on vit une fois de plus que nul ne connaissait les lois de la guerre comme Tartarin.

Il fallait pourtant prendre un parti.

Un jour, le conseil se rassembla dans la grande salle du Chapitre, éclairée de hauts vitraux, entourée de boiseries sculptées, et le Père hôtelier lut son rapport sur les ressources de la place. Tous les Pères-Blancs écoutaient, silencieux, droits sur les miséricordes, demi-sièges à forme hypocrite qui permettent d'être assis en paraissant debout.

Lamentable, le rapport du Père hôtelier ! Ce qu'ils avaient dévoré depuis le commencement du siège, les Tarasconnais ! Pâtés d'hirondelles, tant de cents ;

pains-poires, tant de mille ; et tant de ceci, et tant de cela ! De toutes les choses qu'il énumérait et dont on était au commencement si bien pourvu, il restait si peu, si peu, qu'autant dire il n'en restait rien.

Les Révérends se regardaient l'un l'autre, la mine longue, et convenaient entre eux qu'avec toutes ces réserves, étant donné l'attitude d'un ennemi qui ne voulait rien pousser à l'extrême, ils auraient pu tenir pendant des années sans manquer de rien, si l'on n'était venu à leur secours. Le Père hôtelier, d'une voix monotone et navrée, continuait de lire, quand une clameur l'interrompit.

La porte de la salle ouverte avec fracas, Tartarin paraît, un Tartarin ému, tragique, le sang aux joues, la barbe bouffante sur la croix blanche de son costume. Il salue de l'épée le Prieur tout droit sur sa miséricorde, puis les Pères l'un après l'autre, et, gravement :

« Monsieur le Prieur, je ne peux plus tenir mes hommes .... On meurt de faim .... Toutes les citernes sont vides. Le moment est venu de rendre la place, ou de nous ensevelir sous ses débris. "

Ce qu'il ne disait pas, mais qui avait bien aussi son importance, c'est que, depuis quinze jours, il était privé de, son chocolat du matin, qu'il le voyait en rêve, gras, fumant, huileux, accompagné d'un verre d'eau fraîche claire comme du cristal, au lieu de l'eau saumâtre des citernes, à laquelle il était réduit maintenant.

Tout de suite le Conseil fut debout, et dans une rumeur de voix parlant toutes ensemble exprima un avis unanime : « Rendre la place.... Il faut rendre la place ... » Seul, le Père Bataillet, un homme excessif, proposa de faire sauter le couvent avec ce qu'on avait de poudre, d'y mettre le feu lui- même.

Mais on refusa de l'écouter, et la nuit venue, laissant les clefs sur les portes, moines et miliciens, suivis d'Excourbaniès, de Bravida, de Tartarin avec son gros de messieurs du cercle, tous les défenseurs de Pampérigouste sortirent, sans tambours ni clairons cette fois, et descendirent silencieusement la colline en une procession fantomatique, sous la clarté de la lune et le bienveillant regard des sentinelles ennemies.

Cette mémorable défense de l'abbaye fit grand honneur à Tartarin ; mais l'occupation du couvent de leurs Pères-Blancs par les troupes jeta au cœur des Tarasconnais une sombre rancune.

II

La pharmacie de la Placette. - Apparition d'un homme du Nord. - "Dieu le veut, monsieur le Duc ! " - Un paradis au-delà des mers.

Quelque temps après la fermeture du couvent, le pharmacien Bézuquet prenait un soir le frais, devant sa porte, avec son élève Pascalon et le Révérend Père Bataillet.

Il faut dire que les moines dispersés avaient été recueillis par les familles tarasconnaises. Chacune avait voulu avoir son Père Blanc ; les gens aisés, les boutiquiers, ceux de la bourgeoisie, en possédaient un en particulier ; quant aux familles artisanes, elles s'associaient, se mettaient à plusieurs pour entretenir un de ces saints hommes, en participation.

Dans toutes les boutiques on voyait une cagoule blanche. Chez l'armurier Costecalde au milieu des fusils, des carabines et des couteaux de chasse, au comptoir du mercier Beaumevieille derrière les rangées de bobines de soie, partout se dressait la même apparition d'un grand oiseau blanc qui semblait un pélican familier. Et la présence des Pères était pour chaque demeure une vraie bénédiction. Bien élevés, doux, enjoués, discrets, ils n'étaient pas gênants, ne tenaient pas une grande place au foyer, et cependant y apportaient une bonté, une réserve inaccoutumée.

C'était comme si l'on avait eu le bon Dieu chez soi : les hommes se retenaient de jurer et de dire des gros mots ; les femmes ne mentaient plus, ou guère ; les petits restaient bien sages et bien droits sur leur chaise haute.

Le matin, le soir, à l'heure de la prière, aux repas pour le Bénédicité et les Grâces, les grandes manches blanches s'ouvraient comme des ailes protectrices sur toute la famille assemblée, et, avec cette bénédiction perpétuelle au-dessus de leur tête, les Tarasconnais ne pouvaient faire autrement que de vivre saints et vertueux.

Chacun était fier de son Révérend, le vantait, le faisait valoir, surtout le pharmacien Bézuquet, à qui la bonne fortune était échue d'avoir chez lui le Père Bataillet.

Tout feu, tout nerfs, ce R. P. Bataillet, doué d'une véritable éloquence populaire, et renommé pour sa manière de raconter paraboles et légendes; c'était un superbe gaillard, bien découplé le teint brûlé. des yeux de braise, une tête de cabécilla. Sous les longs plis de l'épaisse bure, il avait vraiment belle prestance, bien qu'une épaule fût un peu plus haute que l'autre, et qu'il marchât de côté.

Mais on ne s'apercevait plus de ces légers défauts, lorsqu'il descendait de chaire, après le sermon, et fendait la foule, son grand nez au vent, pressé de regagner la sacristie, tout vibrant encore, et secoué lui-même par sa propre éloquence. Les femmes enthousiastes, coupaient au passage avec leurs ciseaux des morceaux de sa cape blanche ; on l'appelait à cause de cela le Père festonné », et sa robe était toujours tellement déchiquetée, si tôt hors d'usage, que le couvent avait grand-peine à l'en fournir.

Bézuquet, était donc devant la pharmacie avec Pascalon, et en face d'eux le Père Bataillet, assis sur sa chaise à la cavalière. Ils respiraient avec délices, dans une sécurité béate de repos, car en ce moment de la journée il n'y a, plus de clientèle pour Bézuquet. C'est comme pendant la nuit ; les malades peuvent bien se rouler, se tortiller : le brave pharmacien ne se dérangerait pour rien au monde ; l'heure est passée d'être malade.

Il écoutait, ainsi que Pascalon, une de ces belles histoires comme savait en conter le Révérend, pendant qu'au lointain de la ville ou attendait passer la retraite au milieu des fredons d'un beau couchant d'été.

Tout à coup l'élève se leva, rouge, ému, et bégaya, le doigt tendu vers l'autre extrémité de la Placette :

" Voilà monsieur Tar... tar... tarin ! ".

On sait quelle admiration personnelle et particulière professait Pascalon pour le grand homme dont la silhouette gesticulante se détachait là-bas dans les brumes lumineuses, accompagnée d'un autre personnage ganté de gris, soigné de mise, et qui semblait écouter, silencieux et raide.

Quelqu'un du Nord, cela se voyait de reste.

Dans le Nord se reconnaît à son attitude tranquille, à la concision de son lent parler, tout aussi sûrement que le méridional se trahit dans le Nord par son exubérance de pantomime et de débit.

Les Tarasconnais étaient habitués à voir souvent Tartarin en compagnie d'étrangers, car on ne passe pas dans leur ville sans visiter comme attraction le fameux tueur de lions, l'alpiniste illustre, lé Vauban moderne à qui le siège de Pampérigouste faisait une renommée nouvelle.

De cette affluence de visiteurs résultait une ère de prospérité autre fois inconnue.

Les hôteliers faisaient fortune ; on vendait chez les libraires des biographies du grand homme ; on ne voyait aux vitrines que ses portraits en " Tueur ", en ascensionniste, en costume de croisé, sous toutes les formes et dans toutes les attitudes de son existence héroïque.

Mais cette fois ce n'était pas un visiteur ordinaire, un premier venu de passage, qui accompagnait Tartarin.

La Placette traversée, le héros, d'un geste emphatique, désigna son compagnon :

" Mon cher Bézuquet, mon Révérend Père, je, vous présente monsieur le duc de Mons .... ".

Un duc ! ... Outre !

Il n'en était jamais venu à Tarascon. On y avait bien vu un chameau, un baobab, une peau de lion, une collection de flèches empoisonnées et d'alpenstocks d'honneur.... mais un duc, jamais !

Bézuquet s'était levé, saluait, un peu intimidé de se trouver ainsi, sans avoir été prévenu, en présence d'un si grand personnage. Il bredouillait : " Monsieur le Duc..." Tartarin l'interrompit :

" Entrons, messieurs, nous avons à parler de choses graves. "

Il passa le premier, le dos rond, l'air mystérieux, dans le petit salon de la pharmacie, dont la fenêtre, donnant sur la place, servait de vitrine pour les bocaux à fœtus, les longs ténias en tricot, et les paquets de cigarettes de camphre.

La porte se referma sur eux comme sur des conspirateurs. Pascalon restait seul dans la boutique, avec l'ordre de Bézuquet de répondre aux clients et de ne laisser personne approcher du salon sous aucun prétexte. L'élève, très intrigué, se mit à ranger sur les étagères les boîtes de jujube, les flacons de sirupus gummi et autres produits d'officine.

Le bruit des voix, par moments, arrivant jusqu'à lui, il distinguait surtout le creux de Tartarin proférant des mots étranges : " Polynésie ... Paradis terrestre ..., canne à sucre, distilleries ..., colonie libre. "

Puis un éclat du Père Bataillet : " Bravo ! j'en suis ". Quant à l'homme du Nord, il parlait si bas, qu'on n'entendait rien.

Pascalon avait beau enfoncer son oreille dans la serrure.... Tout à coup, la porte s'ouvrit avec fracas, poussée manu militari par la poigne énergique du Père, et l'élève alla rouler à l'autre bout de la pharmacie,. Frais, dans l'agitation générale, personne n'y fit attention.

Tartarin, debout sur le seuil, le doigt levé vers les paquets de têtes de pavots qui séchaient au plafond de la boutique, avec une mimique d'archange brandissant le glaive, s'écria :

" Dieu le veut, monsieur le Duc ! Notre œuvre sera grande ! ".

Il y eut une confusion de mains tendues qui se cherchaient, se mêlaient, se serraient, poignées de mains énergiques comme pour sceller à tout jamais d'irrévocables engagements. Tout chaud de cette dernière effusion, Tartarin, redressé, grandi, sortit de la pharmacie avec le duc de Mons pour continuer leur tournée en ville.

Deux jours après, le Forum et le Galoubet, les deux organes de Tarascon, étaient pleins d'articles ci de réclames sur une colossale affaire. Le titre portait en grosses lettres : "COLONIE LIBRE DE PORT-TARASCON. " Et des annonces stupéfiantes : " A vendre, terres à 5 francs l'hectare donnant un rendement de plusieurs mille francs par an.... Fortune rapide et assurée ... . On demande des colons ". Puis venait l'historique de l'île où devait s'établir la colonie projetée, île achetée au roi Négonko par le duc de Mons dans le cours de ses voyages, entourée d'ailleurs d'autres territoires qu'on pourrait acquérir plus tard pour agrandir les établissements. Un climat paradisiaque, une température océanienne, très modérée malgré sa proximité de l'équateur, ne variant que de deux à trois degrés, entre 25 et 28 ; pays très fertile, boisé à miracle et merveilleusement arrosé, s'élevant rapidement à partir de la mer, ce qui permettait à chacun de choisir la hauteur convenant le mieux à son tempérament. Enfin les vivres abondaient, fruits délicieux à tous les arbres, gibiers variés dans les bois et les plaines, innombrables poissons dans les eaux. Au point de vue commerce et navigation, une rade splendide pouvant contenir toute une Flotte, un port de sûreté fermé par des jetées, avec arrière-port, bassin de radoub, quais, débarcadères, phare, sémaphore, grues à vapeur, rien ne manquerait.

Les travaux étaient déjà commences par des ouvriers chinois et canaques, sous Ia direction et sur les plans des plus habiles ingénieurs, des architectes les plus distingués. Les colons trouveraient en arrivant des installations confortables, et même, par d'ingénieuses combinaisons, avec 5o francs de plus, les maisons seraient aménagées selon les besoins de chacun. Vous pensez si les imaginations tarasconnaises se mirent à travailler à la lecture de ces merveilles. Dans toutes les familles on faisait des plans. L'un rêvait des persiennes vertes, l'autre un joli perron; celui- ci voulait de la brique, celui-là du moellon. On dessinait, on coloriait, on ajoutait un détail à un autre ; un pigeonnier serait gracieux, une girouette ne ferait pas mal.

« Oh! papa, une véranda! - Va pour la véranda, mes enfants! »

Pour ce qu'il en coûtait. En même temps que les braves habitants de Tarascon se passaient ainsi toutes leurs fantaisies d'installations idéales, les articles du Forum et du Galoubet étaient reproduits dans tous les journaux du Midi, les villes, les campagnes inondées de prospectus à vignettes encadrés de palmiers, de cocotiers, bananiers, lataniers, toute la faune exotique; une propagande effrénée s'étendait sur la Provence entière.

Par les routes poudreuses des banlieues de Tarascon passait au grand trot le cabriolet de Tartarin, conduisant lui-même avec le Père Bataillet assis près de lui sur le devant, serrés l'un près de l'autre pour faire un rempart de leurs corps au duc de Mons, enveloppé d'un voile vert et dévoré par les moustiques, qui l'assaillaient rageusement de tous côtés, en troupes bourdonnantes, altérés du sang de l'homme du Nord, s'acharnant à le boursoufler de leurs piqûres.

C'est qu'il en était, du Nord, celui-là ! Pas de gestes, peu de paroles, et un sang- froid ! ... Il ne s'emballait pas, voyait les choses comme elles sont, posément. On pouvait être tranquille.

Et sur les placettes ombragées de platanes, dans les vieux bourgs, les cabarets mangés de mouches, dans les salles de danse, partout, c'étaient des allocutions, des sermons, des conférences.

Le duc de Mons, en termes clairs et concis, d'une simplicité, de vérité toute nue, exposait les délices de Port-Tarascon et les bénéfices de l'affaire ; l'ardente parole du moine prêchait l'émigration à la façon de Pierre l'Ermite. Tartarin, poudreux de la route comme au sortir d'une bataille, jetait de sa voix sonore quelques phrases ronflantes : « victoire, conquête, nouvelle patrie, que son geste énergique envoyait au loin, par-dessus les têtes.

D'autres fois se tenaient des réunions contradictoires, où tout se passait par demandes et réponses.

" Y a-t-il des bêtes venimeuses?

- Pas une. Pas un serpent. Pas même de moustiques. En fait de bêtes fauves, rien du tout.

- Mais on dit que là-bas, dans l'Océanie, il y a des anthropophages ?

- Jamais de, la vie ! Tous végétariens.... Est-ce vrai que les sauvages vont tout nus ?

- Çà, c'est peut-être un peu vrai, mais pas tous. D'ailleurs nous les habillerons. »

Articles, conférences, tout eut un succès fou. Les bons s'enlevaient par cent et par mille, les émigrants affluaient, et pas seulement de Tarascon, de tout le Midi ! Il en venait même de Beaucaire. Mais, halte là ! Tarascon les trouvait bien hardis, ces gens de Beaucaire !

Depuis des siècles, entre les deux cités voisines, séparées seulement par le Rhône, gronde une haine sourde qui menace de ne plus finir. Si vous en cherchez les motifs, on vous répondra des deux côtés par des mots qui n'expliquent rien :

- « Nous les connaissons, les Tarasconnais..., » disent les gens de Beaucaire, d'un ton mystérieux.

Et ceux de Tarascon ripostent en clignant leur œil finaud : « On sait ce qu'ils valent, messieurs les Beaucairois. »

De fait, d'une ville à l'autre les communications sont nulles, et le pont qu'on a jeté entre elles ne sert absolument à rien. Personne ne le franchit jamais. Par hostilité d'abord, ensuite parce que la violence du mistral et la largeur du fleuve à cet endroit en rendent le passage très dangereux.

Mais si l'on n'acceptait pas de colons de Beaucaire, l'argent de tout le monde était parfaitement accueilli. Les fameux hectares à 5 francs (rendement de plusieurs mille francs par an) se débitaient par fournées. On recevait aussi de partout les dons en nature que les fervents de l'œuvre envoyaient pour les besoins de la colonie. Le Forum publiait les listes, et parmi ces dons se trouvaient les choses les plus extraordinaires :

Anonyme : Une boîte de petites perles blanches.

- Un lot de numéros du Forum.

M. Bécoulet : Quarante-cinq résilles en chenilles et perles pour les femmes indiennes.

Mme Dourladoure : Six mouchoirs et six couteaux pour le presbytère.

Anonyme : Une bannière brodée pour l'orphéon.

Anduze, de Maguelonne : Un flamant empaillé.

Famille Margue : Six douzaines de colliers de chiens.

Anonyme : Une veste soutachée.

Une dame pieuse de Marseille : Une chasuble, un orfroi de thurifénaire et un pavillon de ciboire.

La même : Une collection de coléoptères sous verre.

Et, régulièrement, dans chaque liste, était mentionné un envoi de Mlle Tournatoire : Costume complet pour habiller un sauvage. C'était sa préoccupation constante, à cette bonne vieille demoiselle.

Tous ces dons bizarres, fantaisistes, où la cocasserie méridionale étalait son imagination, étaient dirigés par pleines caisses sur les docks, les grands magasins de la Colonie libre, établis à Marseille. Le duc de Mons avait fixé là son centre d'opérations.

De ses bureaux, luxueusement installés, il brassait en grand les affaires, montait des sociétés de, distillerie de canne à sucre ou d'exploitation du tripang, sorte de mollusque dont les Chinois sont très friands et qu'ils payent fort cher, disait le prospectus. Chaque journée de l'infatigable duc voyait éclore une idée nouvelle, poindre quelque grande machination qui le soir même se trouvait lancée.

Entre temps, il organisait un comité d'actionnaires marseillais sous la présidence du banquier grec Kagaraspaki, et des fonds étaient versés à la banque ottomane Pamenyaï-ben-Kaga, maison de toute sécurité.

Tartarin passait maintenant sa vie, une vie enfiévrée, à voyager de Tarascon à Mar- seille et de Marseille à Tarascon. Il chauffait l'enthousiasme de ses concitoyens, continuait la propagande locale, et tout à coup filait par l'express pour aller assister à quelque conseil, quelque réunion d'actionnaires. Son admiration pour le duc grandissait chaque jour.

Il donnait à tous comme exemple le sang-froid du duc de Mons, la raison du duc de Mons :

« Pas de danger qu'il exagère, celui-là; avec lui, pas de ces coups de mirage que Daudet nous a tant reprochés ! »

En revanche, le duc se montrait peu, toujours abrité sous sa gaze à moustiques, parlait encore moins. L'homme du Nord s'effaçait devant l'homme du Midi, le mettait sans cesse en avant et laissait à son intarissable faconde le soin des explications, des promesses, de tous les engagements. Il se contentait de dire :

« Monsieur Tartarin connaît seul toute ma pensée."

Et vous jugez si Tartarin était fier !

III

La " Gazette de Port-Tarascon ". - Bonnes nouvelles de la colonie. - En Polygamille - Tarascon se prépare à lever l'ancre. - « Ne partez pas ! Au nom du ciel, ne partez pas ! "

Un matin, Tarascon s'éveilla avec cette tous les coins de rue :

La "Farandole", grand voilier de douze cents tonneaux, vient de quitter Marseille au point du jour, emportant dans ses flancs, avec les destinées de tout un peuple, des pacotilles pour les sauvages et un chargement d'instruments aratoires. Huit cents émigrants à bord, tous Tarasconnais, parmi lesquels Bompard, gouverneur provisoire de la colonie, Bézuquet, médecin-pharmacien, le Révérend Père Vezole, le notaire Cambalette, cadastreur. Je les ai conduits moi-même au large. Tout va bien. Le duc rayonne,

Faites imprimer.

TARTARIN DE TARASCON.

Ce télégramme, affiché dans toute la ville par les soins de Pascalon, à qui il était adressé, la remplit d'allégresse. Les rues avaient pris un air de fête, tout le monde dehors, des groupes arrêtés devant chaque affiche de la bienheureuse dépêche, dont les mots se répétaient de bouche en bouche :

" Huit cents émigrants à bord.... Le duc rayonne.... » Et pas un Tarasconnais qui ne rayonnât comme le duc.

C'était la deuxième fournée d'émigrants qu'un mois après la première emportée par le vapeur Lucifer, Tartarin, investi du beau titre et des importantes fonctions de gouverneur de Port-Tarascon, expédiait ainsi de Marseille vers la terre promise. Les deux fois, même dépêche, même enthousiasme, même rayonnement du duc. Le Lucifer, malheureusement, n'avait pas encore dépassé l'entrée de l'isthme de Suez. Arrêté la par un accident, son arbre de couche cassé, ce vieux vapeur acheté d'occasion devait attendre d'être rallié et secouru par la Farandole pour continuer sa route.

Cet accident, qui aurait pu sembler de mauvais augure, ne refroidissait en rien l'enthousiasme colonisateur des Tarasconnais. Il est vrai qu'à bord de ce premier navire ne se trouvait que la rafataille ; vous savez, les gens du commun, ceux qu'on envoie toujours en avant-garde.

Sur la Farandole, de la rafataille encore, mêlée de quelques cerveaux brûlés, tels que le notaire Cambalalette, cadastreur de la colonie. Le pharmacien Bézuquet, homme paisible malgré ses formidables moustaches, aimant ses aises, craignant le chaud et le froid, peu porté aux aventures lointaines et périlleuses, avait longtemps résisté avant de consentir à s'embarquer.

Il ne fallait rien moins pour le décider que le diplôme de médecin, envié pendant toute sa vie, ce diplôme que le gouverneur de Port-Tarascon lui décernait aujourd'hui de son autorité privée.

Il en décernait bien d'autres, le gouverneur ! des diplômes, des brevets, des commissions, nommant directeurs, sous-directeurs, secrétaires, commissaires, grands de première classe et de deuxième classe, ce qui lui permettait de satisfaire le goût de ses compatriotes pour tout ce qui est titre, honneur, distinction, costume et soutache.

L'embarquement du Père Vezole n'avait rien nécessité de semblable. Une si brave pâte d'homme, toujours prêt à tout, content de tout, disant : « Dieu soit loué ! à tout ce qui arrivait. Dieu soit loué ! quand il avait dû quitter le couvent ; Dieu soit loué ! quand il s'était vu fourrer à bord de ce grand voilier, pêle-mêle avec la rafataille, les destinées de tout un peuple et les pacotilles pour sauvages.

La Farandole partie, il ne restait plus que la noblesse et la bourgeoisie. Pour ceux-ci. rien ne pressait : ils laissaient à l'avant-garde le temps d'envoyer des nouvelles de son arrivée là-bas, afin qu'on sût à quoi s'en tenir.

Tartarin, lui non plus, en sa qualité de gouverneur, d'organisateur, de dépositaire de la pensée du duc de Mons, ne pouvait quitter la France qu'avec le dernier convoi. Mais en attendant ce jour impatiemment désiré, il déployait cette énergie, ce feu au corps que l'on a pu admirer dans toutes ses entreprises.

Sans cesse en route entre Tarascon et Marseille, insaisissable comme un météore qu'emporte une invisible force, il n'apparaissait, ici ou là, que pour repartir aussitôt.

" Vous vous fatiguez trop, Maî... aî... tre !... » bégayait Pascalon, les soirs où le grand homme arrivait à la pharmacie, le front fumant, le dos arrondi.

Mais Tartarin se redressait : "Je me reposerai là-bas. A I'oeuvre, Pascalon, à I'oeuvre !"

L'élève chargé de la garde de la pharmacie depuis le départ de Bézuquet, cumulait avec cette responsabilité de bien plus importantes fonctions.

Pour continuer la propagande si bien commencée, Tartarin publiait un journal, la Gazette de Port-Tarascon, que Pascalon rédigeait à lui seul de la première à la dernière ligne, d'après les indications, et sous la direction suprême du gouverneur.

Cette combinaison nuisait bien un, peu aux intérêts de la pharmacie ; les articles à écrire, les épreuves à corriger, les courses à l'imprimerie, ne laissaient guère de temps aux travaux d'officine, mais Port -Tarascon, avant tout !

La Gazelle donnait chaque jour au public de la métropole les nouvelles de la colonie. Elle contenait des articles sur ses ressources, ses beautés, son magnifique avenir ; on y trouvait aussi des faits divers, des variétés, des récits pour tous les goûts.

Récits de voyages à la découverte des Iles, conquêtes, combats contre les sauvages, pour les esprits aventureux. Aux gentilshommes campagnards, des histoires de chasse à travers les forêts, d'étonnantes parties de pêche sur des rivières extraordinairement poissonneuses, avec description des méthodes et des engins de pêche des naturels du pays.

Les gens plus, paisibles, boutiquiers braves bourgeois sédentaires, se délectaient à la lecture de quelque frais déjeuners sur l'herbe au bord d'un ruisseau à cascade, sous l'ombre de grands arbres exotiques; ils y croyaient être, et sentaient gicler sous leurs dents le jus des fruits savoureux, mangues, ananas et bananes. « Et pas de mouches ! » disait le journal, les mouches étant, comme on sait, le trouble-fête de toutes les parties de campagne en terre de Tarascon. La Gazette publiait même un roman, la Belle Tarasconnaise, une fille de colon enlevée par le fils d'un roi papoua ; et les péripéties de ce drame d'amour ouvraient aux imaginations des jeunes personnes des horizons sans fin. La partie financière donnait le cours des denrées coloniales, les annonces d'émission des bons de terre et des actions de sucrerie ou de distillerie, ainsi que les noms des souscripteurs et les listes de dons en nature qui continuaient à affluer, avec l'éternel "costume pour un sauvage"» de Mlle Tournatoire.

Pour suffire à de si fréquents envois, il fallait que la bonne demoiselle eût installé chez elle de véritables ateliers de confection. Du reste elle n'était pas la seule que ce prochain déménagement pour des îles inconnues et si lointaines eût jetée en d'étranges préoccupations.

Un jour Tartarin se reposait tranquillement chez lui, dans sa petite maison, ses babouches aux pieds, douillettement enveloppé de sa robe de chambre, pas inoccupé cependant, car près de lui, sur sa table, s'éparpillaient des livres et des papiers : les relations de voyages de Bougainville, de Dumont-Durville, des ouvrages sur la colonisation, des manuels de cultures diverses. Au milieu de ses flèches empoisonnées, avec l'ombre du baobab qui tremblotait minusculement sur les stores, il étudiait « sa colonie » et se bourrait la mémoire de renseignements puisés dans les livres. Entre temps il signait quelque brevet, nommait un grand de première classe ou créait sur papier à tête un emploi nouveau pour satisfaire, autant que possible, le délire ambitieux de ses concitoyens.

Tandis qu'il travaillait ainsi, ouvrant de yeux et soufflant dans ses joues, on lui annonçait qu'une dame voilée de et qui refusait de dire son nom, demandait à lui parier. Elle n'avait même pas voulu entrer, et attendait dans le jardin, où il courut précipitamment, en pantoufles et en robe de chambre.

Le jour finissait, le crépuscule rendait déjà les objets indistincts ; mais, malgré l'ombre tombante et l'épaisse voilette, rien qu'au feu des yeux ardents qui brillaient sous le tulle, Tartarin reconnut sa visiteuse : "Madame Exourbaniès !

- Monsieur Tartarin, vous voyez une femme bien malheureuse. "

La voix tremblait, lourde de larmes. Le bonhomme en fut tout ému et l'accent paternel :

- Ma pauvre Evelina, qu'avez-vous ? ... Dites ... "

Tartarin appelait ainsi par leur petit nom à peu près toutes les dames de la ville, qu'il avait connues enfants, qu'il avait mariées comme officier municipal, restant pour elles un confident, un ami, presque un oncle.

Il prit le bras d'Evelina, la fit marcher en rond autour du petit bassin aux poissons rouges, pendant qu'elle lui contait son chagrin, ses inquiétudes conjugales.

Depuis qu'il était question de s'en aller coloniser au lin, Excourbaniès prenait plaisir à lui dire à propos de tout sur un ton de menace gouailleuse :

"Tu verras, tu verras, quand nous serons là-bas, en Polygamille ... ".

Elle, très jalouse, mais aussi naïve, même un peu bêtasse, prenait au sérieux cette plaisanterie.

"Est-ce vrai, cela, monsieur Tartarin, que dans cet affreux pays les hommes peuvent se marier plusieurs fois

Il l'a rassura doucement.

" Mais non, ma chère Evelina, vous vous trompez. Tous les sauvages de nos îles sont monogames. La correction de leurs moeurs est parfaite, et, sous la direction de nos Pères-Blancs, rien à craindre de ce côté-là.

Pourtant, le nom même du pays ? ... Cette Polygamille ? ... "

Alors seulement il comprit la drôlerie de ce grand farceur d'Excourbaniès, et partit d'un joyeux éclat de rire.

"Votre mari se moque de vous, ma petite. Ce n'est pas la Polygamie que le pays s'appelle, c'est Polynésie, ce qui signifie : groupe d'îles, et n'a rien pour vous alarmer. "

On en a ri longtemps dans la société tarasconnaise !

Cependant les semaines passaient et toujours pas de lettres des émigrants, rien que des dépêches communiquées de Marseille par le duc. Dépêches laconiques, expédiées à la hâte d'Aden, de Sydney, des différentes escales de la Farandole.

Après tout, on ne devait pas trop s'étonner, étant donné l'indolence de la race.

Pourquoi auraient-ils écrit ? Des télégrammes suffisaient bien ; ceux qu'on recevait, régulièrement publiés par la Gazette n'apportaient d'ailleurs que de bonnes nouvelles :

Traversées délicieuses, mer d'huile, tous bien portants.

Il n'en fallait pas plus pour entretenir l'enthousiasme.

Un jour enfin, en tête du journal, parut la dépêche suivante expédiée toujours via Marseille :

Arrivés Port-Tarascon. - Entrée triomphale - Amitié avec naturels venus au-devant sur la jetée - Pavillon tarasconnais flotte sur maison de ville - Te Deum chanté dans l'église métropolitaine - Tout est prêt, venez vite.

A la suite, un article dithyrambique, dicté par Tartarin, sur l'occupation de la nouvelle patrie, sur la jeune ville fondée, la visible protection de Dieu, le drapeau de la civilisation planté en terre vierge, l'avenir ouvert à tous.

Du coup, les dernières hésitations s'évanouirent. Une nouvelle émission de bons à cent francs l'hectare s'enleva comme des petits pains blancs.

Le tiers, le clergé, la noblesse, tout Tarascon voulait partir ; c'était une fièvre, une folie d'émigration répandue par la ville, et les grincheux, comme Costccalde, les tièdes ou les méfiants se montraient maintenant les plus enragés de colonisation lointaine.

Partout on activait les préparatifs du matin au soir. On clouait les caisses jusque dans les rues jonchées de paille, de foin, au milieu d'un roulement de coups de marteau.

62

Les hommes travaillaient en bras de chemise, tous de bonne humeur, chantant, sifflant, et l'on s'empruntait les outils de porte à porte en échangeant de gais propos. Les femmes emballaient leurs ajustements, les Pères-Blancs leurs ciboires, les tout petits leurs joujoux.

Le navire nolisé pour emporter tout le haut Tarascon, baptisé le Tutu-panpan, nom populaire du tambourin tarasconnais, était un grand steamer en fer commandé par le capitaine Scrapouchinat, un long-cours toulonnais. L'embarquement devait avoir lieu à Tarascon même.

Les eaux du Rhône étant belles et le navire sans grand tirant d'eau, on avait pu lui faire remonter le fleuve jusqu'à la ville, et l'amener à bord du quai, où le chargement et l'arrimage prirent un grand mois.

Pendant que les matelots rangeaient dans la cale les innombrables caisses, les futurs passagers installaient d'avance leurs cabines ; et avec quel entrain ! quelle urbanité ! chacun cherchant à se rendre serviable et agréable aux autres.

" Cette place vous va mieux ? Comment donc !

- Cette cabine vous plaît davantage ? A votre aide !"

Et ainsi de tout.

La noblesse tarasconnaise, si morgueuse d'ordinaire, les d'Aigueboulide, les d'Escudelle, gens qui d'habitude vous regardaient du haut de leur grand nez, fraternisaient maintenant avec la bourgeoisie.

Au milieu du tohu-bohu de l'embarquement, on reçut un matin une lettre du Père Vezole, le premier courrier daté de Port-Tarascon :

" Dieu soit loué ! nous sommes arrivés, disait le bon Père. Nous manquons de bien des petites choses, mais Dieu soit loué tout de même ! ..."

Guère d'enthousiasme dans cette lettre, guère de détails non plus.

Le Révérend se bornait à parler du Roi Négonko, et de Likiriki, la fillette du roi, une charmante enfant à qui il avait donné une résille de perles. Il demandait ensuite qu'on envoyât quelques objets un peu plus pratiques que les dons habituels des souscripteurs. C'était tout.

Du port, de la ville, de l'installation des colons, pas un mot. Le Père Bataillet grondait, furieux :

" Je le trouve mou, votre Père Vezole .... Ce que je vais vous le secouer en arrivant ! "

Cette lettre était en effet bien froide, venant d'un homme si bienveillant ; mais le mauvais effet qu'elle aurait pu produire se perdit dans le remue-ménage de l'installation à bord, dans le bruit assourdissant de ce déménagement de toute une ville.

Le gouverneur - on n'appelait plus Tartarin que de ce nom - passait ses journées sur le pont du Tutu-panpan. Les mains derrière le dos, souriant, allant de long en large, au milieu d'un encombrement de tas de choses étrangers, panetières, crédences, bassinoires, qui n'avaient pas encore trouvé place dans l'arrimage de la cale, il donnait des conseils d'un ton patriarcal :

"Vous emportez trop, mes enfants. Vous trouverez tout ce qu'il vous faut là-bas."

Ainsi lui, ses flèches, son baobab, ses poissons rouges, il laissait tout ça, se contentant d'une carabine américaine à trente-deux coups et d'une cargaison de flanelle.

Et comme il surveillait tout, comme il avait l'œil à tout, non seulement à bord mais aussi à terre, tant aux répétitions de l'orphéon qu'aux exercices de la milice sur le cours !

Cette organisation militaire des Tarasconnais, survivant au siège de Pampérigouste, avait été renforcée, en vue de la défense de la colonie et des conquêtes que l'on comptait faire pour l'agrandir ! et Tartarin, enchanté de l'attitude martiale des miliciens, leur exprimait souvent sa satisfaction, ainsi qu'à leur chef Bravida, dans des ordres du jour.

Pourtant un pli sillonnait anxieusement parfois le front du Gouverneur.

Deux jours avant l'embarquement, Barafort, un pêcheur du Rhône, trouvait dans les oseraies de la rive une bouteille vide hermétiquement bouchée, dont le verre était encore assez transparent pour laisser distinguer à l'intérieur quelque chose comme un papier roulé.

Pas un pêcheur n'ignore qu'une épave de ce genre doit être remise aux mains de l'autorité, et Barafort apportait au gouverneur Tartarin la mystérieuse bouteille contenant cette lettre étranger :

Tartarin.

Tarascon,

Europe.

Cataclysme épouvantable à Port-Tarascon. Ile, ville, port, tout englouti, disparu. Bompard admirable comme toujours, et comme toujours mort victime de son dévouement. Ne partez pas, au nom du ciel ! que personne ne parte !

Cette trouvaille paraissait l'œuvre d'un farceur. Comment cette bouteille, du fond de l'Océanie, serait-elle arrivée de flot en flot directement jusqu'à Tarascon ?

Et puis ce " mort comme toujours" ne trahissait-il pas une mystification ? N'importe, ce présage troublait le triomphe de Tartarin.

IV

Embarquement de Tarasque - Machine avant ! - Les abeilles quittent la ruche. - L'odeur de l'Inde et l'odeur de Tarascon. - Tartarin apprend le papoua. - Distractions de la traversée.

Vous parlez de pittoresque.

Si vous aviez vu le pont du Tutu-panpan ce matin de mai 1881, c'est là qu'il y en avait du pittoresque ! Tous les directeurs en tenue de cérémonie : Tournatoire directeur général de la santé, Costecalde directeur des cultures, Bravida général en chef de milice, et vingt autres offrant aux yeux un mélange de costumes variés, brodés d'or et d'argent ; beaucoup portant en outre le manteau de grand de première classe, rouge, galonné d'or. Au milieu de cette foule chamarrée, la tache blanche du Père Bataillet, grand aumônier de la colonie et chapelain du Gouverneur.

La milice surtout étincelait. La plus grande partie des simples miliciens ayant été expédiée par les autres bateaux, il ne restait guère là que les officiers, sabre aux poings, revolver à la ceinture, le buste cambré, la poitrine en avant sous le coquet dolman à aiguillettes et à brandebourgs, fiers surtout de leurs magnifiques bottes au miroitant vernis.

Parmi les uniformes et les costumes se mêlaient les toilettes des dames, de couleurs chatoyantes, claires et gaies, avec des rubans et des écharpes flottant à l'air, et, par-ci par-là, quelques coiffes tarasconnaises de servantes. Sur tout cela, sur le navire aux cuivres étincelants, aux mâts dressés vers le ciel, imaginez un beau soleil, un soleil de jour de fête, pour horizon le large Rhône, vagué comme une mer, rebroussé par le mistral, et vous aurez l'idée du Tutu-panpan en partance pour Port-Tarascon.

Le duc de Mons n'avait pu assister au lancement, retenu à Londres par une nouvelle émission. C'est qu'il en fallait de l'argent, pour payer bateaux, équipages et ingénieurs, tous les frais de l'émigration ! Le duc avait annoncé des fonds le matin même par dépêche. Et tous admiraient le côté pratique de l'homme du Nord.

"Quel exemple il nous donne, messieurs !" déclamait Tartarin, ajoutant toujours : "Imitons-le ... Pas d'emballemain !" C'est vrai que lui-même avait l'air très calme, très simple aussi, sans le moindre "flafla", au milieu de tous ses administrés en costume, seulement le grand cordon de l'Ordre en sautoir sur sa redingote.

Du pont du Tutu-panpan, on voyait les colons venir de loin, par groupes, apparaître à des tournants de rue, puis déboucher sur le quai, enfin reconnaissables et salués par leurs noms :

"Ah ! voilà les Roquetaillade ! ...

- Té ! monsieur Franquebalme !"

Et des cris, des bravos enthousiastes ! On fit entre autres une ovation à l'antique douairière comtesse d'Aigueboulide, quasi centenaire, quand on la vit monter lestement à bord, en mantelet de soie puce, la tête branlante, portant d'une main sa chaufferette et de l'autre sa vieille perruche empaillée.

La ville se vidait de minute en minute, les rues semblaient plus larges entre les maisons closes, les boutiques à volets fermés, et toutes les persiennes ou jalousies baissées.

Tout le monde à bord, il y eut une minute de grand recueillement, de silence solennel, bercé par le sifflement de la vapeur sous pression. Des centaines d'yeux se tournaient vers le capitaine, debout sur la dunette, prêt à donner l'ordre de déraper. Tout à coup quelqu'un cria :

"Et la Tarasque ' ...

Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de la Tarasque, l'animal fabuleux qui a donné son nom à la ville de Tarascon. Pour rappeler son histoire brièvement, c'était, cette Tarasque, en des temps très anciens, un monstre redoutable, qui désolait l'embouchure du Rhône. Sainte Marthe, venue en Provence après la mort de Jésus, alla, vêtue de blanc, chercher la bête au milieu des marais, et l'amena en ville, liée seulement d'un ruban bleu, mais domptée, captivée par l'innocence et la piété de la sainte.

Depuis, les Tarasconnais célèbrent tous les dix ans une fête où l'on promène à travers les rues un monstre en bois et carton peint, tenant de la tortue, du serpent et du crocodile, grossière et burlesque effigie de la Tarasque d'autrefois, vénérée maintenant comme une idole, logée aux frais de l'Etat et connue dans tout le pays sous le nom de "la mère-grand !".

Ce fut une explosion de larmes, de cris d'enthousiasme, comme si l'âme de la ville, la patrie elle-même respirait en ce monstre de carton d'un si difficile embarquement.

Beaucoup trop grande pour trouver place à l'intérieur du navire, on attacha la Tarasque sur le pont à l'arrière ; et là, cocasse, énorme, l'air d'un monstre de féerie, avec son ventre en toile et ses écailles peintes, sa tête dressée au-dessus du bastingage, elle complétait bien l'ensemble pittoresque et bizarre du chargement, semblait une de ces chimères sculptées à la proue des naufs et chargées de présider aux destinées du voyage. On l'entourait avec respect ; quelques-uns lui parlaient, la flattaient de la main.

En voyant cette émotion, Tartarin craignit qu'elle n'éveillât dans les cœurs le regret de la patrie quittée, et, sur un signe de lui, le capitaine Scrapouchinat commanda tout à coup, d'une voix formidable :

"Machine en avant ! ..."

Aussitôt éclatèrent les sonneries de la fanfare, les sifflements de la vapeur, les bouillonnements de l'eau sous l'hélice, dominés par la voix d'Excourbaniès : "Fen dé brut ! ... faisons du bruit ! ...". Le rivage s'enfuit d'un bond ; la ville, les tours du roi René, reculèrent dans le lointain, de plus en plus rapetissées, comme brouillées dans la vibrante lumière du soleil sur le Rhône.

Tous, penchés sur les bordages, tranquilles, souriants, indifférents, regardaient la patrie s'en aller, disparaître là-bas, sans plus d'émotion, maintenant qu'ils avaient avec eux la bonne Tarasque, qu'un essaim d'abeilles changeant de ruche au son des chaudrons, ou qu'un grand triangle d'étourneaux en vol vers l'Afrique.

Et, vraiment, elle les protégea, leur Tarasque. Temps divin, mer resplendissante, pas une tempête, pas un grain, jamais traversée ne fut plus favorable.

Au canal de Suez, on tira bien un peu la langue, sous le feu d'un soleil ardent, malgré la coiffure coloniale adoptée par tous à l'exemple de Tartarin : casque de liège recouvert de toile blanche et garni d'un voile de gaze verte ; mais ils ne souffrirent pas trop de cette température de fournaise, à laquelle le ciel de Provence les avait dès longtemps acclimatés.

Après Port-Saïd et Suez, après Aden, la mer Rouge franchie, le Tutu-panpan se lança à travers la mer des Indes, d'une marche rapide et soutenue, sous un ciel blanc, laiteux, velouté comme un de ces aïolis, une de ces crémeuses pommades d'ail que les émigrants mangeaient à tous leurs repas.

Ce qu'il s'en consommait d'ail, à bord ! On en avait emporté d'énormes provisions, et son délicieux bouquet marquait le sillage du navire, mêlant l'odeur de Tarascon à l'odeur de l'Inde.

Bientôt on longea des îles émergeant de la mer en corbeilles de fleurs étranges où voltigeaient de magnifiques oiseaux habillés de pierreries . Les nuits calmes, transparentes, illuminées de myriades d'étoiles, semblaient traversées de vagues musiques lointaines et de danses de bayadères.

Aux Maldives, à Ceylan, à Singapour, on eût fait des escales divines, mais les Tarasconnaises, Mme Excourbaniès en tête, défendaient à leurs maris de descendre à terre.

Un féroce instinct de jalousie les mettait toutes en garde contre ce dangereux climat des Indes et ses effluves amollissantes qui flotaient jusque sur le pont du Tutu-panpan. Il n'y avait qu'à voir, le soir venu, le timide Pascalon s'appuyer au bastingage auprès de Mlle Clorinde des Espazettes, grande et belle jeune fille dont le charme aristocratique l'attirait.

Le bon Tartarin leur souriait de loin dans sa barbe, et d'avance prévoyait un mariage pour l'arrivée.

Du reste, depuis le commencement de la traversée, le Gouverneur se montrait à tous d'une douceur, d'une indulgence, qui contrastait avec les violences et les sombreurs du capitaine Scrapouchinat, véritable tyran à son bord, s'emportant au moindre mot parlant tout de suite de vous "faire fusiller comme un singe vert ". Tartarin, patient et raisonnable, se soumettait aux caprices du capitaine, cherchait même à l'excuser, et, pour détourner la colère de ses miliciens, leur donnait l'exemple d'une infatigable activité.

Les heures de sa matinée étaient consacrées à l'étude du papoua, sous la direction de son chapelain, le R.P. Bataillet, qui, en sa qualité d'ancien missionnaire, connaissait cette langue et bien d'autres.

Dans la journée, Tartarin réunissait tout son monde, soit sur le pont, soit dans le salon, et faisait des conférences, débitait sa science toute fraîche sur les plantations de canne à sucre et l'exploitation du tripang.

Deux fois par semaine, cours de chasse, car là-bas, dans la colonie, on allait trouver du gibier, ce ne serait pas comme à Tarascon, où l'on était réduit à chasser des casquettes lancées en l'air.

"Vous tirez bien , enfants, mais vous tirez trop vite, " disait Tartarin.

Ils avaient le sang trop chaud ; il faudrait se modérer.

Et il leur donnait d'excellents conseils, leur enseignait les temps qu'il fallait prendre selon les différentes espèces animales, en comptant méthodiquement comme au métronome.

" Pour la caille, trois temps. Un, deux, trois ..., pan ! ... ça y est ... . Pour la perdrix,"

- et secouant sa main ouverte il imitait le vol de l'oiseau, - "pour la perdrix, comptez deux seulement. Un, deux ..., pan ! ... Ramassez, elle est morte."

Ainsi passaient les heures monotones de la traversée, et chaque tour d'hélice rapprochait de la réalisation de leurs rêves tous ces braves gens qui se berçaient au long de la route de beaux projets d'avenir, voyageaient avec l'illusion de ce qui les attendait là-bas, ne parlaient qu'installation, défrichements, embellissements imaginaires à leurs futures propriétés.

Le dimanche était jour de repos, jour de fête.

Le Père Bataillet disait la messe à l'arrière, en grande pompe ; et des sonneries de clairons éclataient, les tambours battaient aux champs, au moment où le prêtre levait l'hostie. Après la messe, le Révérend Père racontait quelqu'une de ces paraboles ardentes où il excellait, moins un sermon qu'un mystère poétique tout brûlant de foi méridionale.

Voici un de ces récits, naïf comme une histoire de saints se déroulant sur les vitraux d'une vieille égalise de village ; mais, pour en savourer tout le charme, il vous faut imaginer le bateau lavé de frais, tous ses cuivres reluisants, les dames en cercle, le Gouverneur sur son fauteuil canné, entouré de ses directeurs en grand costume, les miliciens sur deux rangs, les matelots dans les enfléchures, et tout ce monde silencieux, attentif, les yeux tournés vers le Père, debout sur les marches de l'autel. Les coups de l'hélice rythment sa voix ; sur le ciel pur, profond, la fumée du steamer s'allonge, droite et mince ; les dauphins cabriolent au ras des lames ; les oiseaux de mer, goélands, albatros, suivent en criant le sillage du navire, et le Père-Blanc, avec son épaule de côté, a l'air lui-même, quand il lève et secoue ses larges manches, d'un de ces grands oiseaux battant des ailes et prêt à partir.

v

La véritable légende de l'Antéchrist racontée par le R.P. Bataillet sur le pont du "Tutu-Panpan."

C'est encore au paradis que je vous emmène, mes enfants, dans cette vaste antichambre bleu-de-roi où se tient le grand saint Pierre, son trousseau de clefs à la ceinture, toujours prêt à ouvrir sa porte aux âmes des élus, lorsqu'il s'en présente ; malheureusement, depuis des années et des années, l'humanité est devenue si méchante, que les meilleurs, après la mort, s'arrêtent au purgatoire, sans aller plus haut, et que le bon saint Pierre n'a pour toute besogne qu'à passer ses clefs rouillées au papier de verre, et à chasser les toiles d'araignées tendues en travers de sa porte comme des scellés de justice. Par moment, il a l'illusion que quelqu'un frappe. Il se dit :

" Enfin ... . En voilà un, ce n'est pas trop tôt ... ".

Puis, son guichet ouvert, rien que l'immensité, l'éternel silence, les planètes immobiles ou roulant dans l'espace avec un bruit doux d'orange mûre détachée de la branche, mais pas l'ombre d'un élu.

Pensez quelle humiliation pour ce bon saint qui nous aime tant, et comme il se désole de jour et de nuit, comme il en tombe de ces larmes brûlantes, dévorantes, qui ont fini par creuser au long de ses joues deux ornières profondes pareilles à celles qu'on voit sur les routes des carrières entre Tarascon et Montmajour !

Or, une fois que saint Joseph, venu pour lui tenir compagnie, car à la longue il s'ennuyait, le pauvre porte-clefs, toujours seul dans son antichambre, une fois donc que saint Joseph lui disait pour le consoler :

"Mais, en définitive, qu'est-ce que çà peut te faire que ces gens d'en bas ne se présentent plus à ton guichet ? ... Est-ce que tu n'es pas bien ici, caressé des plus douces musiques et des odeurs les plus suaves ? ...".

Et tandis qu'il parlait ainsi, du fond des sept ciels ouverts en enfilade se coulait une brise tiède chargée de sons, de parfums, dont rien ne saurait vous donner l'idée, mes chers amis, pas même ce goût de citronnelle et de framboises fraîches que l'haleine de mer nous souffle depuis un moment dans la figure, de ce grand bouquet d'îles roses sous le vent.

"Hé ! fit le bon saint Pierre, je ne m'y trouve que trop bien dans ce paradis de bénédiction, mais j'y voudrais tous ces pauvres enfant avec moi ... ".

Et brusquement pris d'indignation :

" Ah " les gueux, ah ! les imbéciles ...

Non, vois-tu, Joseph, le Seigneur est trop bon pour ces misérables ... . Et à sa place, je sais bien ce que je ferais.

- Que ferais-tu, mon brave Pierre

- Té ç pardi, un grand coup de pied dans la fourmilière et va te promener de l'humanité "

Saint Joseph hocha sa vieille barbe ... Il le faudrait terriblement fort, tout de même, ce coup de pied qui démolirait la terre ....

Passe encore pour les Turcs, les Infidèles, ces peuplades d'Asie qui tombent en pourriture, mais le monde chrétien, c'est calé, c'est solide, bâti par le fils ...

"Justement, reprit saint Pierre ... . Mais ce que le Christ a bâti, le Christ pourrait aussi bien le détruire. Je leur enverrais mon Fils Divin une seconde fois à ces galériens de par là-bas, et cet Antechrist qui serait le Christ déguisé aurait tôt fait de vous les mettre en bourtouillade ".

Le bon saint parlait dans sa colère, sans bien penser ce qu'il disait, sans se douter surtout que ses paroles seraient répétées au Divin Maître, et sa surprise fut grande quand tout à coup le Fils de l'homme se dressa devant lui, un petit paquet sur l'épaule au bout d'un bâton de route, ordonnant de sa voix ferme et douce :

"Pierre, viens ... Je t'emmène."

A la pâleur de Jésus, à la fièvre de ses grands yeux cernés qui jetaient encore plus de feux que son auréole, Pierre comprit tout de suite, et regretta d'avoir trop parlé. Que n'aurait-il pas donné pour que cette seconde mission du Fils de Dieu sur la terre n'eût pas lieu, surtout pour n'être pas lui-même du voyage ! Il s'agitait, tout éperdu, les mains chevrotantes :

" Ah ! mon Dieu ... Ah ! mon Dieu ... Et mes clefs, qu'est-ce que j'en vais faire?

- C'est vrai que pour une aussi longue route son lourd trousseau n'était pas commode. - " Et ma porte, qui me la gardera ? "

Sur quoi Jésus sourit, lisant le fond de son âme, et dit :

"Laisse les clefs sur la serrure, Pierre ... Pas de risque qu'on entre jamais chez nous, tu sais bien."

Il parlait doucement, mais on sentait tout de même quelque chose d'implacable dans son sourire et dans sa voix.

*

* *

Comme il est dit aux saintes Ecritures, des signes dans le ciel annoncèrent la venue sur terre du Fils de l'homme, mais depuis longtemps les humains accroupis ne regardaient plus le ciel, et, distraits par leurs passions, rien ne leur signala la présence du Maître et du vieux serviteur qui l'accompagnait, d'autant que les deux voyageurs avaient emporté de la rechange et se déguisaient en tout ce qu'ils voulaient.

Pas moins, dans la première ville où ils arrivèrent, la veille justement qu'un bandit fameux nommé Sanguinarias, auteur de crimes épouvantables, devait être mis à mort, les ouvriers employés à dresser les bois de justice dans la nuit s'étonnèrent de voir travailler avec eux, au feu des torches, deux compagnons venus on ne sait d'où, l'un souple et fier comme un bâtard de prince, la barbe en fourche, des yeux de pierreries, l'autre déjà courbé, l'air bonasson et endormi, deux longues cicatrice en rigole sur ses joues fripées. Puis, au petit jour, l'échafaud debout, le peuple et les autorités en cercle pour le supplice, les deux étrangers avaient disparu, laissant toute la mécanique si étrangement ensorcelée que lorsqu'on eut étendu le condamné sur la planche, le couteau, pourtant bien aiguisé, d'un acier de bonne marque, tomba vingt fois de suite sans parvenir seulement à lui entamer la peau.

Vous voyez le tableau d'ici, les magistrats effarés, l'horripilation de la foule, le bourreau bousculant ses aides, arrachant ses cheveux trempés de sueur, Sanguinarias lui-même - il était de Beaucaire naturellement ce malandrin, et joignait à tous ses mauvais instincts un amour-propre diabolique - Sanguinarias très vexé, tournant et retournant son cou de taureau noir dans la lunette, disant :

"Ah ! ça ... mais qu'est-ce que j'ai donc ? ... je ne suis donc pas fabriqué comme les autres qu'on ne peut venir à bout de moi ! ... ".

Et à la fin des fins, les gendarmes obligés de l'emporter de force, de le rentrer dans son cachot, pendant que la canaille hurlante dansait autour de l'échafaud mis en pièces, flambant et crépitant jusqu'au ciel comme un feu de la Saint-Jean.

Dès lors en cette ville, et par toute la terre civilisée, il y eut un sort jeté sur les arrêts suprêmes de la justice. Le glaive de la loi ne coupait plus, et comme c'est la mort seule que les assassins redoutent, bientôt un débordement de crimes couvrit le monde, les rues et les chemins ne furent plus tenables pour les honnêtes gens terrifiés, tandis que dans les centrales, bondées par-dessus les toits, les coupe-jarrets s'engraissaient de bons jus de viandes, fendaient la figure de leurs gardiens à coups de sabot, leur faisaient sauter l'œil avec le pouce, ou, simplement par curiosité, s'amusaient à leur dévisser la tête pour voir ce qu'il y avait dedans.

Devant le grand dégât causé dans l'humanité rien que par le désarmement de la justice, le brave saint Pierre trouvait qu'il y en avait assez, et, le cœur gonflé de pitié, avec un bon gros rire courtisan :

" La leçon est réussie, Maître, et je crois qu'ils s'en souviendront ... Pas moins, si nous remontions, maintenant ... C'est que, je vais vous dire, j'ai peur qu'on ait besoin de moi, là-haut."

Le Fils de l'homme eut son pâle sourire :

" Rappelle-toi, fit-il , le doigt levé ... Ce que le Christ a bâti, le Christ seul pourra le détruire ! ..."

Et Pierre songeait, la tête basse :

"J'ai trop parlé, pauvres enfants, j'ai trop parlé ! ".

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Ils se trouvaient en ce moment sur des pentes fertiles au pied desquelles une riche cité impériale étendait à perte de vue ses dômes, ses terrasses, clochers brodés, tours et flèches de cathédrales où des croix de toutes formes, en marbre et en or, étincelaient dans le couchant paisible.

"J'espère qu'ils en ont, par ici, des couvents et des églises ! reprit le bon vieillard, essayant de détourner la colère du Seigneur ... ça fait plaisir au moins ! ".

Mais vous savez que ce que Jésus méprise sur toute chose c'est le culte hypocrite et somptueux des Pharisiens, ces églises où l'on va à la messe par genre et ces couvents qui fabriquent du garus et du chocolat ; aussi pressait-il le pas sans répondre, et les moissons étant très hautes, par-dessus les blés dans la descente, du formidable destructeur de l'humanité on ne voyait qu'un paquet de hardes sautillant au bout d'un bâton de routier ... Et donc, en cette ville où ils entrèrent, vivait un vieux, vieux empereur, le doyen des princes de l'Europe comme il en était le plus juste et le plus puissant, qui gardait la guerre enchaînée aux essieux de ses canons et, par force ou persuasion, empêchait les peuples de se dévorer entre eux.

Tant qu'il serait là, il y avait comme un accord tacite de chien à loup que les ouailles brouteraient tranquilles ; après, par exemple, gare là-dessous ! C'est pourquoi tout le monde y tenait, à la vie du bon empereur ; pas une mère qui ne fût prête à s'ouvrir les veines pour lui faire du sang plus vermeil et plus riche.

Puis, soudainement, tout cet amour se tourna en haine, un mot d'ordre infernal circula : " Tuons-le ..., c'est le bon tyran, le plus exécrable de tous, puisqu'il ne nous laisse pas même le droit à la révolte."

Et sous le palais impérial miné, dynamité, dans la nuit du caveau où les conjurés s'activaient, de l'eau jusqu'à la ceinture vous laisse à deviner quel mystérieux compagnon aux yeux étincelants menait l'œuvre de mort, fermant les cœurs à la peur, à la pitié, et, quand le coup partit, poussant le hourrah suprême .. .

Ah ! le pauvre empereur, on ne retrouva pas gros de lui sous les décombres ! Quelques flocons de barbe roussie, une main de justice tordue par la flamme ; et tout de suite la Guerre démuselée hurla, le ciel fut noir de corbeaux assemblés au-dessus des frontières, la grande tuerie commença et ne finit plus.

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Pendant que les peuples s'égorgeaient au moyen d'engins épouvantables, que de toutes parts sur l'horizon les villes prises d'assaut flambaient comme des torches, par les chemins encombrés de bétail en déroute, de charrettes sans conducteurs, le long des champs en friche, des fleuves rouges de sans, des vignes et des moissons impitoyablement massacrées, Jésus de son pas allègre, toujours le bâton sur l'épaule et sur ses talons le bon vieux saint qui essayait vainement de le fléchir. Jésus tirait vers un pays très loin où professait un docteur fameux, du nom de M. Mauve.

M. Mauve, grand guérisseur d'hommes et de bêtes, dirigeant à sa volonté toutes les forces de la nature, avait quasiment trouvé la prolongation de la vie humaine ; il y était, il s'en fallait de çà, quand, une nuit, par la maladresse d'un nouveau garçon de laboratoire, très beau, très pâle, et qu'on ne revit jamais plus, plusieurs bocaux remplis de poisons très subtils restèrent débouchés, et au matin M. Mauve, en ouvrant sa porte, tomba raide asphyxié

Du coup la vie humaine ne fut pas prolongée, bien au contraire ; car le savant collectionnait chez lui, pour l'étude, une foule d'anciens fléaux, d'extraordinaires lèpres d'Egypte et du Moyen Age, dont les germes évadés des cornues se répandirent par le monde entier et le désolèrent. Il y eut des pluies de crapauds, empestées et ignobles, comme du temps des Hébreux ; puis des fièvres, jaune, maligne, quarte, tierce, seconde, des pestes, des typhus, un tas de maladies perdues, greffées sur de toutes récentes, d'autre aussi qu'on ne connaissait pas encore, et dans le peuple tout cela s'appelait "le mal de M. Mauve".

Dieu vous garde de ce mal terrible, mes enfants !

Des os fondaient comme du verre, les muscles s'effilochaient. On souffrait tant, qu'on ne criait plus ; les malades avant de mourir tombaient par morceaux, s'en allaient en bouillie sur les chemins, et la voirie n'avait pas assez de pelles ni de tombereaux pour les ramasser.

"Mâtin ! voilà une bonne affaire de faite ! ... disait saint Pierre d'une joie faussement joyeuse où roulaient des larmes ... .

Et à présent, Maître, si nous rentrions chez nous ... . Je commence à me languir.

Jésus savait bien que ce semblant de languison cachait une grande pitié pour les humains, et lui, pourtant si bon, s'était juré de les exterminer jusqu'au dernier. Il faut dire aussi qu'ils lui en avaient tant fait ! ... on se lasse à la fin.

Pour lors, continuant sa route sans répondre, il marchait dans la campagne avec son vieux serviteur par un petit matin vert et rose, lorsqu'à travers les appels des coqs et toute la bramée animale qui salue le lever du jour, une clameur humaine vint jusqu'à eux, un cri de femme montant à grandes ondes, par épreintes, tantôt immense à déchirer l'horizon, puis s'apaisant en une longue plainte douce, à laquelle ceux qui l'ont entendue une fois ne peuvent plus se tromper. Dans le jour qui commençait, un être arrivait au monde. Jésus, songeur, s'arrêta. S'il en naissait toujours, à quoi servait de les détruire " ...

Et tourné vers le chaume d'où le cri était venu, il leva sa main blanche en menace.

"Pitié " ...Maître, pitié pour les tout petits !" sanglota le brave saint Pierre.

Le Seigneur le rassura d'un mot.

A cet enfant de lait comme à tous ceux qui naîtraient dorénavant sur la terre, il venait de faire un don de bienvenue. Pierre n'osa pas demander ce que c'était, mais moi je peux vous le dire, mes amis. Jésus leur avait donné l'expérience, à ces pauvres agneaux, et ce fut quelque chose de terrible.

Pensez que, jusqu'alors, quand un homme mourait, l'expérience de cet homme s'en allait avec lui. Mais voilà qu'après le don de Jésus, il y eut sur la terre de l'expérience accumulée. Les enfants naquirent tristes, vieux, découragés ; à peine les yeux ouverts, ils découvraient le bout de tout, et l'on vit cette chose abominable : des suicides d'enfants, des tout petits cherchant à se détruire de leurs menottes désespérées.

Et cependant ce n'était pas encore assez, la race maudite ne voulait pas s'éteindre et s'obstinait à vivre quand même.

Alors, pour en finir plus vite, le Christ enleva aux hommes et aux femmes le goût de l'amour, le sentiment de la beauté. Il n'y eut plus de joie d'aucune sorte sur la terre, plus d'effusion dans la prière ni dans la volupté. On ne cherchait plus que l'oubli de tout, on n'aspirait qu'au sommeil ... Oh ! dormir ..., ne plus penser, ne plus vivre ... .

Elle était, comme vous voyez, dans un bien triste état, la pauvre humanité, et n'en avait sans doute plus pour longtemps, car l'infatigable exterminateur hâtait de plus en plus sa besogne. Il parcourait toujours le monde, en errant voyageur, le paquet au bout du bâton, son compagnon derrière lui, bien las, bien courbé, les deux sillons de larmes se creusant davantage le long de ses joues, à mesure que le Maître sur son passage déchaînait les volcans, les cyclones et les tremblements de terre.

Or, un beau matin d'Assomption, comme Jésus marchait sur la mer, glissant à la surface des flots ainsi que nous le montrent les Ecritures, il arriva au milieu des îles de l'Océanie, dans ces mêmes parages du Pacifique que nous traversons en ce moment.

D'un bouquet d'îles tout verdoyant venaient jusqu'à lui sur la brise de mer des voix de femmes et d'enfants qui chantaient des cantiques provençaux.

"Té ! s'écria saint Pierre, on dirait des airs de Tarascon."

Jésus se tourna à demi :

"De mauvais chrétiens, je crois, ces Tarasconnais ?

- Oh ! Maître, ils se sont bien amendés depuis les temps," s'empressa de répondre le bon saint, craignant que sur un signe de la main divine l'île dont ils approchaient ne s'engloutit sous les flots.

Cette île, vous l'avez deviné, n'était autre que Port-Tarascon, où les habitants, en l'honneur de l'Assomption, faisaient une procession solennelle.

Et quelle procession, mes enfants !

D'abord les pénitents, tous les pénitents, des bleus, des blancs, des gris, de toutes les couleurs, précédés de leurs clochettes qui mêlaient ensemble leur notes de cristal et d'argent. Après les pénitents, les confréries de femmes, tout de blanc vêtues et couvertes de longs voiles comme les saintes du Paradis. Puis venaient les vieilles bannières, si hautes que les figures de saints, aux auréoles tissées en or dans les étoffes de soie, semblaient descendre du ciel au-dessus de la foule. Le saint-sacrement avançait ensuite, sous son dais de velours rouge, très lent, très lourd, surmonté de grands panaches, près duquel les enfants de chœur portaient au bout de longs bâtons dorés de grosses lanternes vertes où brûlaient de petites flammes. Et tout le peuple suivait, jeunes et vieux, chantant et priant tant qu'ils avaient de souffle.

La procession se déroulait tout autour de l'île, tantôt sur la plage, tantôt au versant des collines, tantôt sur les sommets où les grands encensoirs, balancés, laissaient de légères fumées bleues dans le soleil.

Saint Pierre ébloui murmura :

"Que c'est beau ! ..." sans une parole de plus, car il désespérait de fléchir son compagnon, après tant de vaines tentatives : mais justement il se trompait.

Le Fils de l'homme, touché au cœur par ces transports de foi naïve, regardait flotter les bannières de Port-Tarascon, et songeait, immobile sur la crête des vagues, regrettant pour la première fois sa mission de mort.

Soudain il leva son pâle et doux visage et, dans le silence de la mer apaisée, d'une forte voix qui remplit l'univers, il cria vers le ciel :

"Père, Père, un sursis ! ..."

Et ils se comprirent sans plus parler, le Père et le Fils, à travers le clair espace.

*

* *

Le père Bataillet en était là de son récit.

L'auditoire silencieux restait sans bouger de place, très ému, quand tout à coup, du haut de la passerelle du Tutu-panpan, le capitaine Scrapouchinat cria

"L'île de Port-Tarascon est en vue, monsieur le Gouverneur. Avant une heure nous serons dans la rade."

Alors tout le monde fut debout et il y eut un grand brouhaha.

VI

L'arrivée à Port-Tarascon. - Personne. - Débarquement des milices. - PHARMA ... BEZU ... - Bravida prend le contact. - Terrible catastrophe. - Un pharmacien tatoué.

"Que diable est ceci ? ... personne au-devant de nous ..., " dit Tartarin, le tumulte des premiers cris de joie apaisé.

Sans doute le navire n'avait pas encore été signalé de la terre.

Il fallait s'annoncer. Trois coups de canon roulèrent à travers deux longues îles d'un vert gras, d'un vert rhumatisme, entre lesquelles le steamer venait de s'engager.

Tous les regards étaient tournés vers le rivage le plus proche, une étroite bande de sable, large de quelques mètres seulement ; au-delà, des pentes raides toutes couvertes d'un écroulement de sombre verdure depuis les sommets jusqu'à la mer.

Quand l'écho des coups de canon eut cessé de gronder, un grand silence enveloppa de nouveau ces îles d'aspect sinistre. Toujours personne : et le plus inexplicable encore, c'est qu'on ne voyait ni port, ni fort, ni ville, ni jetées, ni bassins de radoub ..., rien !

Tartarin se tourna vers Scrapouchinat qui déjà donnait des ordres pour le mouillage :

"Etes-vous bien sûr, capitaine ? ..."

L'irascible long-cours répondait par une salve de jurons. S'il était sûr, coquin de sort ! ... il connaissait son métier peut-être, nom d'un tonnerre ! ... il savait conduire son navire ! ...

"Pascalon, allez me chercher la carte de l'île ... " fit Tartarin, toujours très calme.

Il possédait heureusement une carte de la colonie, dressée à une très grande échelle, où étaient minutieusement détaillés caps, golfes, rivières, montagnes, et jusqu'à l'emplacement des principaux monuments de la ville.

Elle fut aussitôt étalée, et Tartarin, entouré de tous, se mit à l'étudier en suivant du doigt.

Bien cela ; ici, l'île de Port -Tarascon ..., l'autre île en face, là ..., le promontoire chose ..., très bien ... A gauche les récifs de coraux ... parfaitement ... . Mais alors, quoi ? La ville, le port, les habitants, qu'est-ce que tout ça était devenu ?

Timide, bégayant un peu, Pascalon suggéra que peut-être il y avait là-dessous une farce de Bompard, si connu en Tarascon pour ses plaisanteries.

"Bompard peut-être, fit Tartarin ... mais Bézuquet, un homme de toute prudence, de tout sérieux ... . Du reste, pour si farceur qu'on soit, on n'escamote pas une ville, un port, des bassins de carénage."

A la longue-vue, on apercevait bien sur la côte quelque chose comme une baraque ; mais les récifs de coraux ne permettaient pas au navire d'approcher davantage, et, à cette distance, tout se perdait dans le vert noir des feuillages.

Très perplexes, tous regardaient, déjà prêts pour le débarquement, leurs paquets à la main, la vieille douairière d'Aigueboulide elle-même portant sa petite chaufferette, et, dans la stupéfaction générale, on entendit le Gouverneur en personne murmurer à demi-voix : "C'est vraiment bien extraordinaire ! ..." Tout à coup il se redressa :

"Capitaine, faites armer le grand canot.

Commandant Bravida, sonnez à la milice. "

Pendant que le clairon ta-ra-ta-tait, que Bravida faisait appel, Tartarin, plein d'aisance, rassurait les dames :

"Ne craignez rien. Tout va s'expliquer, certainement ... ".

Et aux hommes, à ceux qui ne venaient pas à terre : "Dans une heure nous serons de retour. Attendez-nous là, que personne ne bouge."

Ils n'avaient garde de bouger, l'entouraient, disaient comme lui : "Oui, monsieur le Gouverneur ... . Tout va s'expliquer ... certainement ... ". Et en ce moment Tartarin leur paraissait immense.

Dans le grand canot, il prit place avec son secrétaire Pascalon, son chapelain le Père Bataillet, Bravida, Tournatoire, Ezxcourbaniès et la milice, tous armés jusqu'aux dents, sabres, haches, revolvers et carabines, sans oublier le fameux winchester à trente-deux coups.

A mesure qu'on se rapprochait de ce silencieux rivage où rien ne remuait, on distinguait un vieil appontement en madriers et planches, tout rongé de mousse dans une eau croupie. Que ce fût là cette jetée sur laquelle les naturels venaient au-devant des passagers de la Farandole, voilà qui semblait incroyable. Un peu plus loin apparaissait une espèce de vieille baraque, aux fenêtres fermées de volets de fer, rouges, peints au minium, qui jetaient un reflet sanglant dans l'eau morte. Un toit de planches la recouvrait, mais crevassé, disjoint.

Sitôt débarqués, ce fut là que l'on courut. Une ruine, à l'intérieur comme au dehors. De grands lambeaux de ciel se voyaient à travers la toiture, le plancher gondolé s'effritait en pourriture de bois, d'énormes lézards disparaissaient dans les crevasses, des bêtes noires grouillaient le long des murs, de visqueux crapauds bavaient dans les coins. Tartarin, en entrant le premier, avait failli marcher sur un serpent gros comme le bras. Partout une odeur d'humide, de moisi, écœurante et fade.

A quelques débris de cloisons encore debout, on reconnaissait que la baraque avait été divisée en compartiments étroits comme des boxes d'écurie ou des cabines. Sur une de ces cloisons se lisaient en lettres d'un pied ces mots : Pharma ... Bézu ... Le reste avait disparu, mangé par la moisissure ; mais pour deviner "Pharmacie Bézuquet", il ne fallait pas être grand clerc.

"Je vois ce que c'est dit Tartarin, ce versant de l'île était malsain, et après un essai de colonisation ils sont allés s'installer de l'autre côté."

Puis, d'une voix décidée, il donna l'ordre au commandant Bravida de partir en reconnaissance à la tête de la milice : il pousserait jusqu'en haut de la montagne ; de là, explorerait le pays et verrait certainement fumer les toits de la ville.

"Dès que vous aurez pris le contact, vous nous avertirez par une mousquetade."

Quant à lui, il resterait en bas, au quartier général, avec son secrétaire, son chapelain et quelques autres.

Bravida et le lieutenant Excourbaniès rangèrent leurs hommes et se mirent en route. Les miliciens avancèrent en bon ordre ; mais le terrain montant, recouvert d'une mousse algueuse et glissante, rendait la marche difficile, et les rangs ne tardèrent pas à se diviser.

On traversa un petit ruisseau, sur le bord duquel restaient quelques vestiges d'un lavoir, un battoir oublié, tout cela verdi par cette mousse dévorante, envahissante, qu'on retrouvait à chaque pas. Un peu plus loin, les traces d'une autre construction, qui semblait avoir été un blockhaus.

Le bon ordre des milices acheva de se désorganiser par la rencontre de centaines de trous très rapprochés les uns des autres, traîtreusement masqués d'une végétation de ronces et de lianes.

Plusieurs hommes s'y effondrèrent avec un grand fracas de buffleteries et d'armes, faisant fuir sous leur chute de ces gros lézards pareils à ceux de la baraque. Ces trous n'étaient pas trop profonds, rien que de légères excavations creusées en alignement.

"On dirait un ancien cimetière," observa le lieutenant Excourbiès. Cette idée lui venait de bagues apparences de croix, faites de branches entrelacées, maintenant reverdies, retournées à la nature, et prenant des formes de ceps de vigne sauvage. En tous cas un cimetière déménagé, car il n'y restait plus trace d'ossements.

Après une pénible escalade à travers d'épais fourrés, ils arrivèrent enfin sur la hauteur. On y respirait un air plus sain, renouvelé par la brise et tout chargé des senteurs marines. Au loin s'étendait une grande lande après laquelle les terrains redescendaient insensiblement vers la mer. La ville devait être par là.

Un milicien, le doigt tendu, montra des fumées qui montaient, pendant qu'Excourbaniès criait d'un ton joyeux : "Ecoutez ..., les tambourins ..., la farandole ! "

Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était bien la vibration sautillante d'un air de farandole. Port-Tarascon venait au-devant d'eux.

On voyait déjà les gens de la ville, une foule émergeant là-bas des pentes, à l'extrémité du plateau.

"Halte ! dit subitement Bravida, on dirait des sauvages."

En tête de la bande, devant les tambourins, un grand noir dansait, maigre, en tricot de matelot, des lunettes bleues sur les yeux, brandissant un tomahawk.

Les deux troupes arrêtées et s'observant à distance tout à coup Bravida partit d'un éclat de rire : "C'est trop fort ! ... Ah ! le farceur ..., " et, rengainant son sabre au fourreau, il se mit à courir en avant. Ses hommes le rappelaient : "Commandant ! ... commandant ! ..."

Mais il ne les écoutait pas, courait toujours, et, croyant s'adresser à Bompard, criait au danseur en approchant : "Connu, mon bon ..., trop sauvage ..., trop nature ..."

L'autre continuait à danser en faisant tournoyer son arme ; et quand le malheureux Bravida s'aperçut qu'il avait en face de lui un véritable canaque, il était trop tard pour éviter le terrible coup de casse-tête qui défonça son casque en liège, fit sauter sa pauvre petite cervelle et l'étendit raide.

En même temps éclatait une tempête de hurlements, de flèches et de balles. En voyant tomber leur commandant, les miliciens avaient fait feu d'instinct, puis s'étaient enfuis, sans s'apercevoir que les sauvages faisaient de même.

D'en bas Tartarin entendit la fusillade. "Ils ont pris le contact," dit-il allègrement. Mais sa joie se changea en stupeur lorsqu'il vit sa petite armée revenir en désordre, bondissant à travers bois, les uns sans chapeaux, d'autres sans souliers, jetant tous le même cri terrifiant : "Les sauvages ! ... les sauvages ! ... ". Il y eut un moment de panique effroyable. Le canot prit le large et se sauva à toutes rames. Le Gouverneur courait sur le rivage, clamant : " Du sang-froid ç ... du sang-froid ! ... " d'une voix blanche, d'une voix de goéland en détresse qui redoublait la peur de tous.

Le pêle-mêle du sauve-qui-peut se prolongea quelques instants sur l'étroite banc de sable ; mais comme on ne savait de quel côté fuir, on finit par se rassembler. Aucun sauvage d'ailleurs ne se montrant, on put se reconnaître, s'interroger.

" Et le commandant ?

- Mort."

Quand Excourbaniès eut raconté la funeste méprise de Bravida, Tartarin s'écria : "Malheureux Placide " ... Aussi quelle imprudence ... en pays ennemi ... . Il ne s'éclairait donc pas ! ...

Tout de suite il donna l'ordre de placer des sentinelles, qui, désignées, s'éloignèrent lentement deux par deux, bien décidées à ne pas trop s'écarter du gros de la troupe. Puis on se réunit en conseil, pendant que Tournatoire s'occupait du pansement d'un blessé qui avait reçu une flèche empoisonnée et enflait à vue d'œil d'une façon extraordinaire.

Tartarin prit la parole :

"Avant tout, éviter l'effusion de sang.

Et il proposa d'envoyer le Père Bataillet avec une palme qu'il agiterait de loin, afin de savoir un peu ce qui se passait du côté de l'ennemi et ce qu'étaient devenus les premiers occupants de l'île.

Le Père Bataillet se récria : "Ah ! Vaï ... Une palme ! ... J'aimerais mieux votre winchester à trente-ceux coups.

- Hé ! bien , si le révérend ne veut pas y aller, j'irai, moi, reprit le Gouverneur. Seulement, vous m'accompagnerez, monsieur le chapelain, car je ne sais pas assez le papoua ...

- Moi non plus, je ne le sais pas.

- Comment diable ! ... Mais alors qu'est-ce que vous m'apprenez depuis trois mois ? ...

Toutes les leçons que j'ai prises pendant la traversée, quelle langue était-ce donc ? ..."

Le Père Bataillet, en beau Tarasconnais qu'il était, se tira d'affaire en disant qu'il ne savait pas le papoua de par ici, mais le papoua de par là-bas.

Pendant la discussion, une nouvelle panique se produisit, des coups de fusil éclatèrent dans la direction des sentinelles, et de la profondeur du bois sortit une voix éperdue qui criait avec l'accent de Tarascon :

"Ne tirez pas ..., mille noms de noms ! ... ne tirez pas ! "

Une minute après, bondissait des broussailles un être bizarre, hideux, couvert de tatouages vermillon et noir qui lui faisaient comme un maillot de clown de la tête aux pieds. C'était Bézuquet.

" Té ! ... Bézuquet.

- Eh " comment va ?

- Comment se fait-il ? ...

- Mais où sont les autres ?

- Et la ville, et le port, et le bassin de radoub ?

- De la ville, répondit le pharmacien en montrant la baraque en ruine, voilà ce qui reste ; des habitants, voici, - et il se désignait lui-même. - Mais avant tout, jetez-moi vite quelque chose sur le corps pour cacher les abominations dont ces misérable m'ont couvert."

De vrai, toutes les imaginations les plus immondes de sauvages en délire lui avaient été dessinées sur la peau à coups de poinçon.

Excourbaniès lui donna son manteau de grand de première classe, et, après s'être réconforté d'une lampée d'eau-de-vie, l'infortuné Bézuquet commença, avec l'accent qu'il n'avait pas perdu et l'élocution tarasconnaise :

"Si vous fûtes douloureusement surpris ce matin en voyant que la ville de Port-Tarascon n'existait que sur la carte, pensez si nous autres de la Farandole et du Lucifer, en arrivant ...

- Pardon que je vous coupe, dit Tartarin en voyant les sentinelles, à la lisière du bois, donner des signes d'inquiétude. Je crois qu'il sera plus sage que vous fassiez votre récit à bord. Ici, les cannibales peuvent nous surprendre.

- Pas du tout ... Votre fusillade les a mis en fuite ... Ils ont tous quitté l'île, et j'en ai profité pour m'évader."

Tartarin insista. Il préférait le récit de Bézuquet à bord, devant le grand Conseil réuni. La situation était trop grave.

On héla le canot, qui depuis le commencement de l'échauffourée se tenait lâchement à distance, et l'on regagna le navire, où tout le monde attendait avec angoisse le résultat de la première reconnaissance.

VII

Continuez, Bézuquet ... - Le duc de Mons est-il ou non un imposteur ? - L'avocat Branquebalme - "Verum enim vero", le parce que du parce qu'est-ce". - Un plébiscite. - Le "Tutu-panpan" disparaît à l'horizon.

Sinistre, cette odyssée des premiers occupant de Port-Tarascon, racontée dans le salon du Tutu-panpan, devant le Conseil où siégeait les Anciens, le Gouverneur, les Directeurs, les Grands de première et de deuxième classe, le capitaine Scrapouchinat et don état-major, tandis qu'en haut, sur le pont, les passagers, fiévreux d'impatience et de curiosité, ne percevaient que le bourdonnement soutenu de la basse-taille du pharmacien et les violentes interruptions de son auditoire.

D'abord, sitôt l'embarquement, la Farandole à peine sortie du port de Marseille, Bompard, gouverneur provisoire et chef de l'expédition, brusquement pris d'un mal étrange, de forme contagieuse, disait-il, s'était fait descendre à terre, passant ses pouvoirs à Bézuquet ... Heureux Bompard ! ... On eût dit qu'il devinait tout ce qui les attendait là-bas.

A Suez, trouvé le Lucifer en trop mauvais état pour continuer sa route et transbordé sa cargaison sur la Farandole déjà bondée.

Ce qu'ils avaient souffert de la chaleur, sur ce damné navire ! Restait-on dehors, on fondait au soleil ; si l'on descendait, on étouffait, serrés les uns contre les autres.

Aussi, en arrivant à Port-Tarascon, malgré la déception de ne rien trouver du tout, ni ville, ni port, ni constructions d'aucune sorte, on avait un tel besoin de s'espacer, de se détendre, que le débarquement sur cette île déserte leur semblait un soulagement , une vraie joie. Le notaire Cambalalette, le cadastreur, les avait même égayés d'une chansonnette comique sur le cadastre océanien. Ensuite étaient venues les réflexions sérieuses.

"Nous décidâmes alors, dit Bézuquet, d'envoyer le navire à Sydney pour en rapporter des matériaux de construction et vous faire passer la dépêche désespérée que vous avez reçue."

De toutes parts des protestations éclatèrent.

"Une dépêche désespérée ? ...

- Quelle dépêche ? ...

- Nous n'avons pas reçu de dépêche ... "

La voix de Tartarin domina le tumulte :

"En fait de dépêche, mon cher Bézuquet, nous n'avons eu que celle où vous racontiez la belle réception que vous avaient faite les indigènes et le Te Deum chanté à la cathédrale."

Les yeux du pharmacien s'élargissaient de stupeur :

" Un Te Deum à la cathédrale ! quelle cathédrale ?

- Tout s'expliquera ... Continuez, Ferdinand ..., dit Tartarin.

- Je continue ..., " répondit Bézuquet.

Et son récit devint de plus en plus lugubre.

Les colons s'étaient mis courageusement à l'œuvre. Possédant des instruments aratoires, ils commencèrent à défricher ; seulement le terrain était exécrable, rien ne poussait. Puis vinrent les pluies ... .

Un cri de l'auditoire interrompit de nouveau l'orateur :

" Il pleut donc ?

- S'il pleut ! ... Plus qu'à Lyon ..., plus qu'en Suisse ..., dix mois de l'année."

Ce fut une consternation. Tous les regards se tournèrent vers les hublots, à travers lesquels on distinguait des brumes épaisses, des nuées immobiles sur le vert noir, le vert rhumatisme de la côte.

" Continuez, Ferdinand, " dit Tartarin.

Et Bézuquet continua.

Avec les pluies perpétuelles, les eaux stagnantes, les fièvres, la malaria, le cimetière fut bien vite inauguré. Aux maladies s'ajoutaient l'ennui, la languison. Les plus vaillants n'avaient même pas le courage de travailler, tellement s'amollissaient les corps dans ce climat tout détrempé.

On se nourrissait de conserves ainsi que de lézards, de serpents apportés par les Papouas campés de l'autre côté de l'île, et qui, sous prétexte de vendre le produit de leur pêche et de leur chasse, se glissaient astucieusement dans la colonie, sans que personne se méfiât d'eux.

Si bien qu'une belle nuit les sauvages envahirent le baraquement, pénétrant comme des diables par la porte, par les fenêtres, par les ouvertures du toit, s'emparèrent des armes, massacrèrent ceux qui tentaient de résister et emmenèrent les autres à leur camp.

Pendant un mois ce fut une suite ininterrompue d'horribles festins. Les prisonniers, à tour de rôle, étaient assommés à coups de casse-tête, rôtis sur des pierres brûlantes dans la terre, comme des cochons de lait, et dévorés par ces sauvages cannibales ... .

Le cri d'horreur poussé par tout le conseil porta la terreur jusque sur le pont, et le gouverneur eut à peine la force de murmurer encore : "Continuez, Ferdinand."

Le pharmacien avait vu disparaître ainsi, un par un, tous ses compagnons, le doux Père Vézole, souriant et résigné, disant : « Dieu soit loué ! » jusqu'à la fin, le notaire Cambalalette, le joyeux cadastreur, trouvant la force de rire même sur le gril.

« Et les monstres m'ont obligé d'en manger, de ce pauvre Cambalalette » ajouta Bézuquet tout frémissant encore de ce souvenir.

Dans le silence qui suivit, le bilieux Costecalde, jaune, à la bouche tordue de rage, se tourna vers le Gouverneur :

« Pas moins, vous nous aviez dit, vous aviez écrit et fait écrire qu'il n'y avait pas d'anthropophages ! »

Et comme le gouverneur accablé baissait la tête, Bézuquet répondit :

« Pas d'anthropophages !.. C'est-à-dire qu'ils le sont tous. Ils n'ont pas de plus grand régal que la chair humaine, surtout la nôtre, celle des blancs de Tarascon, à ce point qu'après avoir mangé les vivant ils ont passé aux morts. Vous ave z vu l'ancien cimetière ? Il n'y reste rien, pas un os ; ils ont tout râclé, nettoyé, torché comme des assiettes chez nous, quand la soupe est bonne ou qu'on nous sert une carbonade à l'aïoli.

- Mais vous-même, Bézuquet, demanda un grand de première classe, comment fûtes-vous épargné ? »

Le pharmacien pensait qu'à vivre dans les bocaux, à mariner dans les produits pharmaceutiques, menthe, arsenic, arnica, ipécacuana, sa chair à la longue avait pris un goût d'herbages qui ne leur allait sans doute pas, à moins qu'au contraire, justement à cause de son odeur de pharmacie, on ne l'eût gardé pour la bonne bouche.

Le récit terminé :

« Hé bien, maintenant, qu'est-ce que nous faisons ? interrogea le marquis des Espazettes.

Quoi, qu'est-ce que vous faites ?... dit Scrapouchinat de son ton hargneux, vous n'allez toujours pas rester ici, je pense ? »

On s'écria de tous côtés :

« Ah ! non... Bien sûr que non...

-...Quoique je ne sois payé que pour vous amener, continua le capitaine, je suis prêt à rapatrier ceux qui voudront. »

En ce moment tous ses défauts de caractère lui furent pardonnés. Ils oublièrent qu'ils n'étaient, pour lui, que des « singes verts » bons à fusiller. On l'entoura, on le félicita, les mains se tendaient vers lui. Au milieu du bruit, la voix de Tartarin se fit tout à coup entendre, sur un ton de grande dignité :

« Vous ferez ce que vous voudrez, messieurs, quant à moi je reste. J'ai ma mission de Gouverneur, il faut que je la remplisse. »

Scrapouchinat hurlait

« Gouverneur de quoi ? puisqu'il n'y a rien ? »

Et les autres

« Le capitaine a raison...,puisqu'il n'y a rien... »

Mais Tartarin :

« Le duc de Mons a ma parole, messieurs.

-C'est un filou, votre duc de Mons, dit Bézuquet, je m'en suis toujours douté, même avant d'en avoir la preuve.

- Où est-elle cette preuve ?

- Pas dans ma poche, toujours ! » Et d'un geste pudique le pharmacien serrait autour de son corps le manteau de grand de première classe qui abritait sa nudité tatouée.

« Ce qu'il y a de sûr, c'est que Bompard agonisant m'a dit, au moment de quitter la Farandole : « Méfiez-vous du Belge, c'est « un blageur ... » S'il avait pu parler, m'en dire davantage..., mais la maladie ne lui en laissait pas la force. »

D'ailleurs, quelles meilleures preuves pouvait-on avoir que cette île même, infertile, malsaine, où le duc les avait envoyés pour défricher et coloniser, et ces fausses dépêches ?..

Un grand mouvement se fit dans le conseil, tous parlant à la fois, approuvant Bézuquet, accablant le duc d'injurieuses épithètes : « menteur..., blagueur..., sale Belge !... »

Tartarin, héroïque, leur tenait tête à tous :

« Jusqu'à preuve du contraire, je réserve mon opinion sur monsieur de Mons...

- La nôtre est faite, d'opinion..., un voleur !...

- Il a pu être imprudent, mal éclairé lui-même...

- Ne le défendez pas, il mérite le bagne...

- Quant à moi, nommé par lui Gouverneur de Port-Tarascon, je reste à Port-Tarascon...

- Restez-y seul alors.

- Seul, soit, si vous m'abandonnez. Qu'on me laisse des outils de labour...

- Mais puisque je vous dis que rien ne vient, lui cria Bézuquet.

- Vous vous y êtes mal pris, Ferdinand. »

Alors Scrapouchinat s'emporta, frappant du poing la table du conseil.

« Il est fou !... Je ne sais ce qui me tient de l'emmener de force et, s'il résiste, de le fusiller comme un singe vert.

-Essayez donc, coquin de sort! »

Bouffant de colère, le geste menaçant, le Père Bataillet, venait de se dresser aux côtés de Tartarin. Il y eut échange de violentes paroles, de locutions tarasconnaises telles que « Vous manquez de sens ... Vous dé­parlez.... Vous dites des choses quine sont pas de dire... »

Dieu sait comment tout cela eût fini sans l'intervention de l'avocat Branquebalme, directeur de la justice.

C'était, ce Branquebalme, un avocat très disert, aux arguments émaillés de toutes fois et quantes, d'une part, d'autre part, aux dis­cours cimentés à la romaine, solides comme l'aqueduc du pont du Gard. Beau prud'homme latin, nourri d'éloquence et de logique cicéroniennes , déduisant toujours par verum enim vero le parce que du parce qu'est-ce, il profita du premier moment d'accalmie pour prendre la parole et, en longues et belles périodes qui se déroulaient sans fin, émit l'avis d'un plébiscite.

Les passagers voteraient oui ou non; d'une part ceux qui voudraient rester reste­raient; d'autre part ceux qui voudraient s'en aller s'en iraient avec le navire, après que les charpentiers du bord auraient reconstruit la grande maison et le blockhaus.

Cette motion de Branquebalme, qui mettait tout le monde d'accord, une fois adoptée, sans plus tarder on fit commencer le vote.

Une grande agitation se produisit sur le pont et dans les cabines, dès qu'on sut de quoi il s'agissait. On n'entendait que plaintes et gémissements. Ces pauvres gens avaient mis leur avoir en l'achat des fameux hectares : allaient-ils donc tout perdre, renoncer à ces terres qu'ils avaient payées, à leur espoir de colonisation. Ces raisons d'inté­rêt les poussaient à rester, mais aussitôt un regard sur le sinistre paysage les jetait dans l'hésitation. La grande baraque en ruines, cette verdure noire et mouillée derrière laquelle on s'imaginait le désert et les cannibales, la perspective d'être mangés comme Cambalalette, rien de tout cela n'était encourageant, et les désirs se tournaient alors vers la terre de Provence, si imprudemment abandonnée.

La foule des émigrants remplissait le navire d'un grouillement de fourmilière dévastée. La vieille douairière d'Aigueboulide errait sur le pont, sans lâcher sa chaufferette ni sa perruche.

Au milieu de la rumeur des discussions qui précédaient le vote, on n'entendait que des imprécations contre le Belge, le sale Belge... Ah ! ce n'était plus M. le duc de Mons !... Le sale Belge.... On disait cela les dents serrées, le poing tendu.

Malgré tout, sur un millier de Tarasconnais, cent cinquante votèrent pour rester avec Tartarin. Il faut dire que la plupart étaient des dignitaires et que le Gouverneur avait promis de leur laisser leurs fonctions et leurs titres.

De nouvelles discussions s'élevèrent pour le partage des vivres entre les partants et les restants.

« Vous vous ravitaillerez à Sydney », disaient ceux de l'île à ceux du navire.

-Vous chasserez et vous pêcherez, répondaient les autres, qu'avez-vous besoin de tant de conserves ? »

La Tarasque donna lieu aussi â de terribles débats. Retournerait-elle à Tarascon ?... Resterait-elle à la colonie ?...

La dispute fut très ardente. Plusieurs fois Scrapouchïnat menaça le Père Bataillet de le faire passer par les armes.

Pour maintenir la paix, l'avocat Branquebalme dut employer de nouveau toutes les ressources de sa sagesse de Nestor et faire intervenir ses judicieux verum enin vero. Mais il eut beaucoup de peine à calmer les esprits, surexcités en dessous par cet hypocrite Excourbaniès qui ne cherchait qu'à entretenir la discorde.

Velu, hirsute, criard, avec sa devise de « Fen dé brut!.. faisons du bruit !... » le lieutenant de la milice était tellement du Midi qu'il en était nègre, et nègre pas seu­lement par la noirceur de la peau et les cheveux crépus, mais aussi par sa lâcheté, son désir de plaire, dansant toujours la bamboula du succès devant le plus fort, devant le capitaine Scrapouchïnat entouré de son équipage quand on était à bord, devant Tartarin au milieu de la milice quand on se trouvait à terre. A chacun d'eux il expliquait différemment les raisons qui le décidaient à opter pour Port-Tarascon, disant à Scrapouchinat.

«Je reste parce que mafemme va s'accoucher, sans quoi.... »

Et à Tartarin :

« Pour rien au monde je ne ferai route encore avec cet ostrogoth. »

Enfin, après bien des tiraillements. le partage se termina tant bien que mal. La Tarasque restait à ceux du navire en échange d'une caronade et d'une chaloupe.

Tartarin avait arraché, pièce à pièce, vivres, armes et caisses d'outils.

Pendant plusieurs jours il y eut un perpétuel va-et-vient de canots chargés de mille choses, fusils, conserves, boites de thon et de sardines, biscuits, provisions de pâtés d'hirondelles et de pains-poires.

En même temps la cognée résonnait dans les bois, où l'on faisait force abatages pour la réparation de la grande maison et du blockhaus. Les sonneries du clairon se mêlaient au bruit des haches et des marteaux. Dans le jour les miliciens en armes gardaient les travailleurs, par crainte d'une attaque des sauvages; la nuit, ils restaient campés sur le rivage, autour des bivouacs. « Pour se rompre au service en campagne, » disait Tartarin.

Quand tout fut prêt, on se quitta un peu fraîchement. Les partants jalousaient les restants : ce qui ne les empêchait pas de dire sur un petit ton moqueur : « Si ça marche, écrivez-vous, alors nous reviendrons... »

De leur côté, malgré leur apparente confiance, bien des colons auraient préféré être à bord.

L'ancre dérapée, le navire tira une salve de coups de canon, et la caronade, servie par le Père Bataillet, répondit de la terre, pendant qu'Excourbaniès jouait sur sa clarinette : Bon voyage, cher Dumollet.

N'importe ! Quand le Tutu-panpan eut doublé le promontoire et définitivement dis­paru, bien des yeux se mouillèrent sur le rivage, et la rade de Port-Tarascon devint subitement immense.

© 2021 Philippe REUL Tous droits réservés.
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